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Sous L’OCCUPATION, le dialoguiste culte des “TONTONS FLINGUEURS”, dont paraît un roman inédit, écrivait dans la presse COLLABORATIONNISTE et s’en prenait au “petit youpin Joseph Kessel”
La face noire de Michel Audiard
Ce jeudi 5 octobre 1944, le temps est maussade. Les troupes soviétiques sont à Riga, les Américains avancent vers Aix-la-Chapelle, « l’Humanité » titre : « Le plus grand des peintres aujourd’hui vivants, Picasso, a apporté son adhésion au parti de la Résistance française. » Deux hommes montent dans les étages du 49, rue Raspail, à Bois-Colombes, un bel immeuble bourgeois. Les inspecteurs Leroux et Defrenet, « en présence de la concierge » qui a signalé que trois jeunes gens étaient venus puis repartis chargés de paquets, quelques jours auparavant, viennent se saisir d’un « ardent collaborateur », Robert Courtine. Celui-ci est un antisémite haineux, chroniqueur dans des journaux abjects comme « l’Appel » ou « Au pilori », sans oublier le « Pariser Zeitung ». Les pandores ne savent pas que Courtine a déjà fui à Sigmaringen, le château de la dernière chance. Quand la porte s’ouvre, les deux inspecteurs se trouvent face à un jeune homme au visage maigre, qui décline son identité : « Michel Audiard, né le 15 mai 1920, célibataire, étudiant. » Que fait-il ici ? Il est de passage. Où habite-t-il ? Chez ses parents adoptifs, 27 bis, avenue du Parc-Montsouris, dans le 14e arrondissement de Paris. Pourtant, il a les clés de la demeure de Robert Courtine ? Oui, car c’est ce dernier qui lui a permis de « passer quelques contes et nouvelles dans “l’Appel’’ ». A tout hasard, on emmène le dénommé Audiard Michel au commissariat. Après un sommaire interrogatoire par le commissaire Thévenin, une enquête de voisinage est menée. Les réponses sont positives, on le relâche. Courtine, lui, sera arrêté en 1946 en Italie, condamné à dix ans de travaux forcés, puis, constatant que la carte de journaliste ne peut être délivrée aux anciens collabos, se consacrera, sous le nom de La Reynière, à l’une des deux activités journalistiques qui ne nécessitent pas cette carte : la gastronomie (l’autre étant la rubrique des mots croisés : Max Favalelli, ex de « Je suis partout », choisira cette voie). Rien n’est retenu contre Michel Audiard, remis en liberté. Il enfourche sa bicyclette et s’en va.
Audiard, le petit cycliste. Toute sa vie, il entretiendra cette image : celle d’un gamin penché sur son guidon pendant les années noires, uniquement préoccupé de trouver quelques patates, un peu de beurre, et employé, au hasard, à la distribution de journaux. Etudiant ? Pas vraiment. Il raconte des fariboles. Il est vrai qu’on l’aime bien, Audiard : sa gouaille, sa verve, son talent lui valent des biographies chaque année, des bouquins de citations, des « best of » où sont compilées les meilleures répliques de sa centaine de scénarios. Dans les dîners de copains, on cite volontiers « les Tontons flingueurs » (« Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît »), ou « les Grandes Familles » (« Dix couples chez toi, c’est une réception... Chez moi, c’est une partouze ! »). Flingué par la Nouvelle Vague qui lui reprochait son goût de la métaphore vacharde et des mots d’auteur (« Vous me haïssez, moi je vous emmerde »), porté aux nues par les cinéphiles amateurs de cinoche français, Audiard est une célébrité populaire, un p’tit gars bien de chez nous, qui, en plus, a signé des livres sympathiques (« le Terminus des prétentieux », « la Nuit, le jour et toutes les autres nuits »).
BIO Né en 1920 à Paris, MICHEL AUDIARD est devenu le plus célèbre des scénaristes-dialoguistes du cinéma français, avec des films comme « les Tontons flingueurs » ou « Ne nous fâchons pas ». Il a signé plusieurs livres dont « la Nuit, le jour et toutes les autres nuits ». Il meurt en 1985, à Dourdan (Essonne). LE CHANT DU DÉPART, par MICHEL AUDIARD, Fayard, 200 p., 18 euros (à paraître le 30 octobre). TEMPS NOIR. LA REVUE DES LITTÉRATURES POLICIÈRES N° 20, Editions Joseph K., 352 p., 19,50 euros (à paraître le 26 octobre).
“LA CONJURATION DES SYNAGOGUES”
Un nouveau roman, visiblement inachevé, paraît aujourd’hui chez Fayard : « le Chant du départ », curieux mélange de souvenirs (un peu faux, un peu vrais) et de considérations sur des personnages pittoresques – Alban de Mérovie, le Kid, Wynn Cabot, Véra Varlope – qui se baladent dans un Montparnasse menacé par les bulldozers. D’où sort ce livre ? Allez savoir. D’un tiroir, sans doute, vu que c’est une succession brinquebalante d’anecdotes et de remarques où passent « un cocu talmudique » et « les images pieuses qui ont bercé vos croyances : Monsieur Résistant, Monsieur Maquisard, Madame Frémissante, Mademoiselle Swing... ». Comme l’auteur, les biographes glissent rapidement sur les années de guerre, peu documentées, pour s’attarder sur une carrière de scénariste exceptionnelle. Quelques lignes dans les livres, à peine, par-ci par-là, sur l’Occupation. Or, dans le numéro 20 de « Temps noir », excellente revue des littératures policières, le rédacteur en chef, Franck Lhomeau, livre quelques éléments, soigneusement dénichés dans les archives, avec méticulosité. Et, d’un seul coup, on est loin du vélocipédiste à mégot et casquette.
« Avant d’attaquer le grand lamento des années vertes, j’aimerais que les jeunes gens d’aujourd’hui sachent combien ils ont été blousés. Et pas qu’un peu ! L’Histoire telle qu’on la leur raconte, les films qu’on leur montre, les récits estampillés “vécus”, les témoignages, les “Mémoires”, surtout, tout ça bidon ! », s’exclame Audiard dans « J’étais un gosse sous l’Occupation », interview publiée dans « Paris Match » le 18 août 1978. Franck Lhomeau relève les contradictions : « D’abord, il n’était pas gosse. Et ensuite il publiait dans les journaux les plus collabos de l’époque. » Dans « Chantons sous l’Occupation », d’André Halimi, Audiard en rajoute : « Je faisais du vélo, je portais les journaux, mais si c’est ça la collaboration, tout type qui a touché un salaire a collaboré, si on va au fond des choses... » Allons-y, au fond des choses.
Ainsi, le 15 juillet 1943 (il a 23 ans), Audiard donne à « l’Appel » – journal ultra –, dirigé par Pierre Costantini (qui finira par se prendre pour Napoléon et sera interné en HP), une nouvelle intitulée « La fin commence à l’aube », curieuse histoire d’un pêcheur assassin. L’atmosphère est mélodramatique : Audiard n’est pas encore Audiard. Il le devient avec une deuxième nouvelle, « le Rescapé du Santa Maria », récit humoristique d’un trois-mâts conquis à l’abordage. Le propriétaire du bateau est un vieux, qui se définit par « une veulerie suante » et « une odeur de chacal ». Son nom : Jacob Brahm. On lui demande : « Juif, hein ? – Juste un tout petit peu, du côté de mon père. » Un autre bonhomme, Ephraïm, est « une synthèse de fourberie ». C’est donc « la conjuration des synagogues ! », qui s’achèvera « à l’heure prochaine de votre pendaison [...] manifestation de l’immanente justice ». On est bien dans l’esprit nauséabond de l’époque. La grande rafle des juifs de Marseille a eu lieu quelques mois auparavant. Celle du Vél’d’Hiv date de l’été précédent. Le 14 octobre 1943, un nouveau texte de Michel Audiard : « la Vérité
sur l’affaire Loth », pastiche brindezingue de la Bible, où le patriarche est traité de « fidèle corrompu »... En janvier 1944, changement de crèmerie : c’est dans « l’Union française », journal qui prône la création d’« une nouvelle France dans la nouvelle Europe », qu’Audiard s’exprime, sous forme de « reportages » drolatiques. « Big Billy s’est évadé » invente totalement l’évasion du légendaire Arthur Billy, détenu à Sing Sing. « Numéro 22 » et « Hélène est partie », deux autres « contes », paraissent. Dont « l’Anarchiste derrière la porte », dans laquelle Michel Audiard lui-même écoute le récit d’un pote qui lui raconte avoir été la cible des « terroristes », notamment d’un « anarchiste de l’espèce la plus homicide »... Mais seulement en rêve. Destin qui préfigure celui de Philippe Henriot, éphémère secrétaire d’Etat à l’Information de Vichy, abattu le 28 juin 1944.
CHANGEMENT DE TON À LA LIBÉRATION
Puis Audiard devient critique de théâtre. Le 1er juin 1944, il publie un papier élogieux sur un livre intitulé « Autopsie des spectacles », publié « sous les auspices de l’Institut d’Etudes corporatives et sociales », dont le siège social se trouve au 77, rue de Lille. L’ambassade du Grand Reich est située au 78. L’auteur, Jean-Pierre Liausu, plaide pour l’arrêt des « machinations de la juiverie omniprésente » dans le théâtre et dans le cinéma, vomit sur Léon Blum « chez qui se putréfient toutes les essences judéïques » et constate que, dans le monde du spectacle, en France, « le juif a triomphé ». Liausu plaide pour l’élimination des syndicats, la réhabilitation des chants folkloriques, le tout « sous le haut patronage du maréchal Pétain, chef de l’Etat français ». Audiard, en soutien de Liausu, écrit : « Le monde qu’il est convenu d’appeler “artistique” et qui demeure dans sa majorité le plus coquet ramassis de faisans, juifs (pardonnez le pléonasme), métèques, margoulins… » Ce « pardonnez le pléonasme » est impardonnable. De même, consacrant sa rubrique à la littérature, Audiard s’en prend au « petit youpin Joseph Kessel », avant d’étriller Elsa Triolet qui a cette « prédilection pour tout ce qui est veule, fangeux, équivoque ». Et puis... Et puis survient la Libération. Changement de ton, donc. Les grands collabos, Luchaire, Darnand, Brinon, Déat, Laval, Bonnard, Rebatet, ont déjà leur rond de serviette à Sigmaringen. Que fait Audiard ? Il s’engage. Peut-être.
C’est lui qui le dit : il aurait intégré le « 1er Cuir » (régiment de cuirassiers) en août 1944. Pour se faire une virginité ? Franck Lhomeau précise que, malgré ses recherches assidues, il n’a pas retrouvé, dans les archives militaires, trace de cet engagement. En revanche, une « fiche d’identité de solde » du soldat Audiard a été proposée dans une vente aux enchères, en 2016. Authentique ? Allez savoir. Mais il y a plus désagréable : une fiche d’adhésion – numéro 74.208, datée de 1942 – au groupe Collaboration, elle, existe. Fondé en 1940 par Alphonse de Châteaubriant (qui voyait en Hitler un nouveau Christ), comprenant le dessus du fumier collabo (Brinon, Bonnard, Augier, Drieu la Rochelle, Laubreaux), ce groupe milite alors pour une Europe sous bannière allemande. Interrogé, une deuxième fois, au commissariat du Petit-Montrouge par le commissaire Pezet, en mars 1947, Michel Audiard affirme que son adhésion s’est faite « à son insu », et qu’il n’a jamais signé. Le doute lui profite. Il n’y aura pas de suite.
Notre homme s’adapte alors aux temps nouveaux. Il devient critique de cinéma dans « l’Etoile du soir », fondé par un authentique résistant fusillé, et adopte un pseudonyme, Jacques Potier. Il proteste contre la condamnation de Clouzot dans l’affaire du « Corbeau », en compagnie de Marcel Carné et de François Chalais (qui avait travaillé à « Je suis partout » et à « Combats », journal de la Milice). Il publie un reportage bidon sur une cérémonie vaudou au quartier Latin, un autre sur la Chine, et, côté cinéma, se met à dénoncer l’abondance des films sur la Résistance : « Avec quelques accents de clairon, une forte dose de mitraillettes, agrémentées d’une légère teinte de croix de Lorraine, à tous les coups ça marche. » Simultanément il s’attaque à Pierre Blanchar, star de « la Symphonie pastorale », et... président du Comité de Libération du Cinéma français chargé de l’épuration. L’une des marottes d’Audiard se fait jour : étriller les héros de la troisième heure, les résistants tortionnaires, se moquer de la saga d’une
France courageuse. « Au fond, pense-t-il, tout le monde est pareil, souligne Franck Lhomeau. Combattants et collabos, épiciers et soldats, tout est nivelé. Le courage et la veulerie sont mis au même niveau… » Curieusement Audiard s’en prend aussi à Jean Gabin, dont il débine la « notoire liquéfaction », alors que Gabin, engagé, se bat contre les Allemands. Ils deviendront copains plus tard... Audiard, aussi, tape sur ce cinéma français qui privilégie « les Don Juan du macadam, les pédérastes intellectuels, les résistants vaudevillesques et les aventurières en panne d’affection ». En revanche, il aime Disney et se souvient d’un « authentique chefd’oeuvre : “les Dieux du stade” de Leni Riefenstahl ».
C’est à cette époque, en 1947, qu’il rencontre le réalisateur André Hunebelle, qui lui commande son premier scénario, « Mission à Tanger », dont certains pensent qu’il s’agit d’un démarquage de « Casablanca ». Une étoile est née... Michel Audiard va devenir, en quelques années, le dialoguiste et le scénariste le plus demandé du cinéma français, alternant les réussites (« Gas-oil », « le Désordre et la nuit », « Cent Mille Dollars au soleil ») et les nanars (« Quai des blondes », « Carambolages », « Sale Temps pour les mouches »), puis en devenant lui-même metteur en scène (« Le drapeau noir flotte sur la marmite »). Pourquoi a-t-il eu l’envie d’écrire (dans les années 1980) ce « Chant du départ », livre décousu, mais où on retrouve son sens de la formule : « Véra poétise sur le clitoris et robinsonne sur le fion avec infiniment d’allant » ? Il y étrille Joanovici, « juif bessarabien » (« marqué du lignage du cloporte »), pose qu’« un régime totalitaire devient tout à fait exécrable lorsqu’il se complique d’un régime alimentaire », se souvient qu’il évitait le métro par peur d’être expédié au STO, et rappelle que « le juif Offenbach » n’était plus au goût du jour, sous Vichy. Un grand moment, quand même : sa description de la collaboration avec Patrick Modiano pour adapter « l’Instinct de mort », de Mesrine, en 1978. On n’imagine pas deux êtres plus mal appariés. Modiano, selon Audiard, aurait « transformé le tueur de maquereaux en Christ aux outrages ». Gabin, au passage, a droit à un portrait sur plusieurs pages, pas toujours tendre : c’est un éternel anxieux, « éparpillé dans le cinéma, l’élevage bovin et l’amélioration de la race chevaline ».
Il y a, chez Audiard, un côté anar de droite tendance Céline, on le savait depuis toujours. Les documents exhumés par Franck Lhomeau, et reproduits dans « Temps noir » le prouvent : il y a, chez Audiard, une part d’ombre. Qu’il ait pu écrire pour un journal qui demandait à ses lecteurs, en titre : « Faut-il exterminer les juifs ? », est odieux. Qu’il ait dépeint, dans ses livres, des résistants barbares, et des FFI qualifiés de « délégation d’escarpes » n’est pas à sa gloire. Qu’il se soit laissé gagner par l’antisémitisme de l’époque est simplement indigne. Qu’il ait manié son humour de titi parisien pour camoufler ses années de guerre est, en revanche, compréhensible... Curieuse vengeance du destin : le fils de Michel, Jacques Audiard, a signé, dix ans après la mort de son père en 1985, un beau film intitulé « Un héros très discret », sur un type qui maquille son passé sous l’Occupation. Très discret : c’est ça, c’est exactement ça.