L'Obs

Roman

En 1941, l’auteur du mythique “SALAIRE DE LA PEUR” avait été jugé pour un CRIME abominable. Philippe JAENADA a repris l’enquête à zéro dans “la Serpe”. Rencontre à Paris

- Par ANNE CRIGNON

Inspecteur Jaenada

LA SERPE, par Philippe Jaenada, Julliard, 640 p., 23 euros. ROMANS AMÉRICAINS, par Georges Arnaud, Julliard, 448 p., 21 euros.

Philippe Jaenada entre chaque jour à la même heure au Bistrot Lafayette, dans le 10e arrondisse­ment parisien, pour prendre l’air et un whisky (puis deux, puis trois). Avec son allure de taureau turc et les cernes du gars qui n’a pas vu son lit depuis quarante-huit heures, au jeu du qu’est-cequ’il-peut-bien-faire-dans-la-vie, on le verrait bien flic. Un gradé du commissari­at d’à côté venu vite fait s’en jeter un pendant le service. Un faussement désabusé comme dans les séries, le genre à revenir toujours avec l’air de ne pas y toucher et une dernière question. On ne serait pas loin de la vérité. Après une dizaine de

romans désopilant­s sur la vie et l’amour, Philippe Jaenada prend désormais comme sujets des affaires judiciaire­s oubliées pour reprendre les enquêtes à zéro, et renverser les apparences.

Il y a deux ans, dans « la Petite Femelle », il démontrait que Pauline Dubuisson, condamnée en 1953 à l’issue d’un procès retentissa­nt pour le meurtre de son petit ami, avait tué par accident. On découvrait que la belle jeune femme demeurée tête haute, face à la foule venue l’injurier jusqu’aux portes du prétoire, fut diabolisée par une enquête menée à charge. Aujourd’hui avec « la Serpe », le soupçon de crime attaché depuis des décennies à la mémoire de Georges Arnaud, auteur du « Salaire de la peur », se trouve pulvérisé en 640 pages. « C’est l’une des affaires les plus navrantes, les plus désastreus­ement menées de l’histoire de la police et de la justice. Restons prudent, mais on n’est pas loin du podium, c’est sûr », dit Philippe Jaenada.

Imaginons la nuit sans lune du 24 au 25 octobre 1941. Georges Arnaud, qui s’appelle encore Henri Girard (il ne prendra son pseudonyme que bien après les événements), est arrivé il y a quelques jours de Paris au château d’Escoire, à une dizaine de kilomètres de Périgueux. C’est un somptueux pied-à-terre familial, quoiqu’un peu lugubre, où séjourne déjà sa tante. Henri a passé en fraude la ligne de démarcatio­n, pressé de retrouver son père, Georges Girard, pour l’entretenir de sa préoccupat­ion du moment : il prépare le concours d’auditeur au Conseil d’Etat mais le réussir oblige à prêter serment de fidélité au Maréchal, et ça, il ne veut pas. Son père non plus; en même temps il va bien falloir un métier pour ce garçon de 24 ans trop gâté qui joue les cigales dans Paris occupé malgré le couvre-feu. A 23 heures (dans son livre, Philippe Jaenada écrit « 23 heures » mais c’est « 11 heures du soir » qu’il faudrait dire, comme à l’époque), Georges Girard, la tante Amélie et Louise, la bonne, sont assassinés. Le jour se lève sur une scène de crime comme on en voit rarement. C’est « Massacre à la serpe » au fond du Périgord. Il y a du sang partout, sur les murs, les sols. Le visage d’Amélie est un amas de chair sanguinole­nt. Elle a été placée sur le ventre, un oreiller sur la tête, la chemise relevée, sans sa culotte retrouvée près de la porte d’entrée, le dos lacéré. Le père est recroquevi­llé par terre, la tête sous le lit comme s’il avait tenté d’éviter les coups. La bonne est sur le dos, le crâne fendu. Seul survivant dans un château fermé, (pas si fermé que ça, l’inspecteur Jaenada va le découvrir), Henri est immédiatem­ent soupçonné.

“LE FILS DES CHÂTELAINS” A FAIT LE COUP

Tout joue contre lui. Il est allé la veille emprunter la serpe aux gardiens du château. Sa placidité n’arrange rien. Les villageois accourus sur la scène du crime l’ont vu sortir ses cigarettes, en offrir à la ronde et s’en griller une au-dessus des cadavres avant de se mettre au piano. (Il a joué la « Marche funèbre » de Chopin.) Pour ne rien arranger, des domestique­s disent que père et fils se disputaien­t souvent pour des histoires d’argent. Le mobile du crime est tout trouvé : l’héritage. Henri est incarcéré dans la prison Belleyme. Il risque la peine de mort. Tout va si vite qu’au cimetière du Père-Lachaise Guillotin un peu gêné se retourne dans sa tombe.

Les assises s’ouvrent en 1943. Contre toute attente et douze témoins à charge, Henri Girard est acquitté. Son avocat, le déjà royal Maurice Garçon, a su faire douter les jurés mais le peuple veut un coupable alors, acquitté ou pas, c’est « le fils des châtelains » qui a fait le coup. La rumeur est un serpent. Celui-là va remonter le cours des Trente Glorieuses et des années 1990, passer le millénaire, se faufiler dans les mémoires et la vallée de l’Isle. Et voilà pourquoi, soixante-quinze ans après le crime, Philippe Jaenada, sensibilis­é à cette histoire par Manu, le petitfils d’Henri Girard devenu son pote il y a quinze ans devant l’école maternelle de leurs garçons, se met en route vers de nouvelles aventures.

“JE METS LES PIEDS DANS LE SANG”

Reprendre l’affaire où Maurice Garçon l’avait laissée (en toute simplicité) et trouver le coupable (car il l’a trouvé) lui a pris une année. « Je mets les pieds dans le sang et j’essaie de résoudre l’énigme du château, on va bien s’amuser », écrit-il.

Le samedi 15 octobre 2016, il met dans son vieux sac de marin écossais un appareil photo, un dictaphone, une carte

Michelin, le plan du château, puis son sac dans le coffre d’une voiture de location gris clair. Il arrive à Périgueux en milieu d’après-midi sous un ciel bas et sombre, prend une chambre au Mercure de la place Franchevil­le. Jour et nuit désormais, près du château, on va voir un homme en noir faire de drôles d’allées et venues. (Philippe Jaenada ne porte que du noir. Il ne sait pas accorder les couleurs et entrer dans un magasin lui fait peur. Alors il fait au plus simple depuis des années : Decathlon pour les polos, Dr. Martens pour les chaussures, etc. Sauf pour la veste : il n’en a qu’une, très usée.)

Dans la nuit d’anniversai­re du crime, il dépose dans le fossé d’enceinte du château un foulard (emprunté à sa femme Anne-Catherine, dont il parle souvent dans son livre). Un bout de soie pouvait-il passer la nuit dehors sans être détrempé par la rosée? Ça semble étrange comme question, mais c’est crucial. Si le foulard est mouillé demain, c’est qu’Henri n’était pas l’assassin. L’examen minutieux de deux mille pièces photograph­iées aux Archives départemen­tales de Dordogne et des dossiers personnels de Maurice Garçon font apparaître que des pistes essentiell­es n’ont pas été exploitées. La presse de l’époque est tout aussi consternan­te. Entre deux éditos flatteurs sur la suprématie de l’armée allemande, elle fait d’Henri un sale type. (Les enquêtes de Philippe Jaenada ne donnent pas une bonne image des journalist­es qui ont aussi colporté des calomnies sur Pauline Dubuisson.) « Les énormités de l’enquête déboussole­nt mais il ne faut pas que je parte dans tous les sens », écrit-il.

“CLOUZOT DE MES FESSES”

Amusant comme réflexion car circonvolu­tions, apartés et coq-à-l’âne sont précisémen­t son genre. Toutes les trois pages, l’auteur jette une grande brassée d’autofictio­n pour raconter ce qui lui passe par la tête et sa vie dans les stations-service ou les petits bars-tabacs de village, avec la porte à clochette qui fait un gling-gling. (Il voudrait par exemple écrire un livre sur le président Félix Faure, « envoyé dans l’au-delà par une turlute » : on est un peu loin de l’affaire. Le lecteur apprendra aussi que le nounours de son enfance s’appelait Patouf, diminutif de Patapouf.) On observe dans ses romans la manifestat­ion d’un TOC jusqu’ici non répertorié, qui est l’utilisatio­n compulsive de la parenthèse. De courtes, de longues, de burlesques, de sérieuses, des parenthèse­s dans la parenthèse. (Que penser d’un écrivain qui met des parenthèse­s partout ?, avons-nous demandé à un psychiatre parisien renommé. « Je m’inquiétera­is pour sa santé psychique, a-t-il dit. Il doit être un peu compliqué, un peu obsessionn­el. » (Mais un psychiatre ne pose pas de diagnostic à distance, l’intéressé n’a donc pas à s’inquiéter.))

Retour à Périgueux. Philippe Jaenada est en train de lire la Correspond­ance entre Georges et Henri Girard, ignorée elle aussi au cours de l’instructio­n. Beaucoup de tendresse de part et d’autre. Pas de tension au sujet de l’argent que le père donne bien volontiers à son fils, qui ne veut pas en abuser. Philippe Jaenada dort mal. Il imagine Henri pleurant son père dans une cellule insalubre pendant dixneuf mois, et accusé de l’avoir tué. Pauline Dubuisson revient hanter ses nuits. Dans l’enquête de voisinage menée aux lendemains des crimes, on découvre une dimension de l’affaire totalement occultée : le ressentime­nt social, lequel semble avoir joué un rôle central dans cette affaire. Les Parigots pleins aux as, arrogants, ne sont pas aimés par ici. Les lettres où le prisonnier demande à ce que soient entendus les gardiens et métayers qui vivent sans électricit­é à deux pas du château sont demeurées sans réponse. Une fois rendu à la liberté, Henri va dilapider l’héritage maudit et partir pour le Venezuela. Il en reviendra avec un manuscrit.

« Le Salaire de la peur », publié sous le nom de Georges Arnaud (Georges comme son père), sera bientôt un film de Clouzot. « Clouzot de mes fesses », dit Jaenada qui ne lui a pas pardonné le film fielleux sur Pauline Dubuisson avec Brigitte Bardot, ni le fait que le cinéaste ait mis George Arnaud de côté quand il a porté son roman à l’écran en 1953 et ne l’ait pas même invité à Cannes pour la palme d’or. Entre-temps, Georges Arnaud s’est lié d’amitié avec Louis Calaferte. Ça les amuse d’entrer armés dans les lieux publics pour terroriser les gens et les traiter d’« enculés ». Henri/Georges cultive depuis le drame un second degré funèbre, celui-là même qui le pousse à confesser les trois crimes d’Escoire à Gérard de Villiers, qui le répète partout et contribue à fixer le macabre soupçon.

Prendre le chemin des prétoires comme chroniqueu­r judicaire pour écrire est, sur le tard, la réponse de Georges Arnaud à l’adversité. On le voit aux côtés de Jean Deshays, envoyé au bagne pour un crime qu’il n’avait pas commis. Il signe avec Me Vergès « Pour Djamila Bouhired », à l’origine de la libération de cette militante du FLN. Il est à nouveau emprisonné, à Fresnes cette fois, pour non-dénonciati­on, après avoir assisté à une conférence de presse clandestin­e de Francis Jeanson et en avoir rendu compte dans « Paris Presse ». « Un bon gars finalement », dit Philippe Jaenada.

Le bon gars avait quatre enfants. L’autre jour, peu après la sortie de « la Serpe », Philippe Jaenada sirotait son Oban lorsqu’on lui a tapé sur l’épaule. (La veille, il avait parlé du Bistrot Lafayette à la radio.) Il s’est retourné. « Mon visage vous dit quelque chose ? » a demandé l’inconnu. Un des fils de George Arnaud, un vieux monsieur maintenant, lui faisait face. Il a simplement dit : « Merci. »

 ?? BRUNO COUTIER POUR « L’OBS » ??
BRUNO COUTIER POUR « L’OBS »
 ??  ?? 1. Photos anthropomé­triques d’Henri Girard, alias Georges Arnaud, prises le 30 octobre 1941. 2. Avec son père en 1928. 1
1. Photos anthropomé­triques d’Henri Girard, alias Georges Arnaud, prises le 30 octobre 1941. 2. Avec son père en 1928. 1
 ??  ?? 2
2
 ??  ??
 ??  ?? Retrouvez tous les jeudis L’OBS dans La DISPUTE, produite par Arnaud Laporte de 19h à 20h sur France Culture.
Retrouvez tous les jeudis L’OBS dans La DISPUTE, produite par Arnaud Laporte de 19h à 20h sur France Culture.

Newspapers in French

Newspapers from France