L'Obs

L’édito

- Par JEAN DANIEL

de Jean Daniel

Est-ce que ce siècle ne serait pas celui du meurtre ? Est-ce qu’on n’aurait pas plus de désir de tuer que d’éviter de mourir ? On va mettre longtemps à conjurer le massacre de Las Vegas. Pourtant, je dois avouer qu’en dépit des démences américaine­s j’ai été davantage bouleversé par l’assassinat de ces deux jeunes filles à Marseille. Deux cousines si jeunes, si émouvantes, si innocentes dont la disparitio­n gratuite, déconcerta­nte et si cruelle conduit à s’interroger sur ce dont chacun d’entre nous est capable. Quelle est donc cette folie qui s’empare soudain de l’humanité ?

Je n’oublie certes pas tout ce que les autres religions ont pu provoquer, même pendant la période de la Saint-Barthélemy que Montaigne a fini par décrire comme une malédictio­n de la chrétienté. Je sais bien aussi qu’aujourd’hui le plus grand nombre des victimes des terroriste­s musulmans sont musulmanes. Cela n’explique en rien le crime des tueurs, ni le martyre des victimes. Quand le sursaut va-t-il advenir ? Comment croire qu’il y a quelque part des volontés réellement pacifistes, sinon des pensées non violentes, lorsqu’on parcourt la carte du monde ou qu’on écoute les responsabl­es ? En Corée du Nord, à la Maison-Blanche, en Turquie, en Espagne, en Syrie, au Proche-Orient. C’est pourquoi, n’excluant plus l’éternité du mal, je ne cesse de soutenir qu’il n’y a de solution que par la condamnati­on unanime de la fatalité des violences, c’est-à-dire par toutes les idéologies et toutes les religions, en même temps et dans le même texte. C’est ce qu’a fait le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Gúterres, dans un discours poignant le 21 septembre dernier devant l’Assemblée générale de l’organisati­on. C’est la première fois que l’on a parlé avec un réalisme si pathétique de l’état du monde et de la manière d’assurer quelque chose qui ressemble à sa survie. Quelque chose qui mettrait l’humanité sur la voie de l’humanisme. Cela dit, il serait injuste de sous-estimer l’importance, même symbolique, de l’attributio­n du prix Nobel de la paix à la campagne Ican, oeuvre d’un groupe d’ONG qui milite pour le désarmemen­t nucléaire.

J’ai commencé par dire que ce siècle était peut-être celui du meurtre ritualisé. En fait, c’est surtout celui de l’arme nucléaire que chacun croit avoir le pouvoir d’apprivoise­r. Ce prix Nobel est probableme­nt plus important que tous ceux qui l’ont précédé. Il rappelle que, jusqu’à maintenant, l’arme nucléaire avait été mise en question seulement par deux grands esprits : Albert Camus le jour même de l’explosion de la bombe à Hiroshima puis le philosophe allemand Karl Jaspers (« la Bombe atomique et l’Avenir de l’homme » paru en 1958). Sans doute quelques historiens mettent-ils en question le caractère décisif de la bombe atomique dans la capitulati­on japonaise. Selon eux, les bombardeme­nts de Hiroshima puis de Nagasaki n’auraient pas été perçus par les dirigeants nippons comme fondamenta­lement différents des déluges de feu qui s’abattaient déjà sur tout l’archipel. Par ailleurs, il n’est pas exclu que depuis soixante-dix ans les nations aient mûrement réfléchi avant d’envisager un conflit nucléaire. Il reste que les Iraniens, les Indiens, les Pakistanai­s et les Israéliens tiennent à leur bombe, et que le Nord-Coréen Kim Jong-un et l’Américain Donald Trump laissent entendre qu’ils seraient prêts à en faire usage.

LE CHE, RÉGIS ET MOI

C’est donc le 9 octobre 1967 que l’icône des jeunes révolution­naires est tombée sous les balles de ses ennemis. A la suite de Régis Debray qui a toutes les qualités pour l’évoquer, un souvenir édifiant m’est revenu que j’ai plaisir à lui dédier. Che Guevara, je l’avais rencontré une première fois à La Havane lorsqu’en 1963 je me rendais à Cuba pour apporter à Fidel Castro un message de John Kennedy. Nous étions dans les jours qui suivaient les accords entre les deux chefs d’Etat pour mettre fin à la présence des missiles soviétique­s dans le nord de Cuba. Puis, je l’ai vu à nouveau lors d’une célébratio­n de l’indépendan­ce de la République algérienne, chez des amis communs à Alger. Les dépêches s’accumulaie­nt alors pour annoncer les records battus par les Cubains dans la récolte de la canne à sucre. Il m’a paru donc normal d’en féliciter le Che. Il était très beau ce jour-là, mais son regard se durcit pour me dire : « Attention, si vous êtes un ami, ne faites pas d’erreur. Pour la récolte de la canne à sucre ou d’autre chose de ce genre, les capitalist­es sont plus forts que nous. Ce n’est pas ce record battu qui fait la révolution. Ce n’est pas notre objectif que d’entrer en compétitio­n avec le capitalism­e. La révolution, ce n’est pas la recherche de la technique ou du profit, c’est un changement total d’état d’esprit : celui de l’abandon de la productivi­té et de la consommati­on à tout prix. Il faut que l’on retrouve, dans les discours de Fidel, cette inspiratio­n révolution­naire. »

On ne l’a pas retrouvée. L’utopie guévariste est morte avec les barbaries autoritair­es qui ont écrasé les peuples au lieu de les libérer.

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