L'Obs

Et le jésuite se convertit au bouddhisme

LE CIEL NE PARLE PAS, PAR MORGAN SPORTÈS, FAYARD, 320 P., 20 EUROS.

- Par JEAN-CLAUDE MICHÉA*

Nous commençons à connaître un peu mieux, au moins depuis « Silence » de Shusaku Endo (et surtout son adaptation au cinéma par Scorsese), le contexte historique qui a conduit le Japon, au début du xviie siècle, à se refermer comme une huître en rompant presque tous ses liens avec l’Europe (seuls les marchands hollandais, parce que protestant­s, donc mieux avisés de leurs intérêts strictemen­t économique­s, conservero­nt un droit limité de commercer avec l’empire du Soleil-Levant). C’est que les shoguns Tokugawa, après avoir, dans un premier temps, accueilli à bras ouverts les missionnai­res espagnols et portugais, avaient très vite compris que leur projet évangélisa­teur était insé- parable de la volonté des puissances européenne­s, et d’abord de l’Espagne, de se rendre « maîtres et possesseur­s » du Japon comme elles l’étaient déjà du « Nouveau Monde ». De là, leur décision brutale d’expulser ces missionnai­res et de persécuter de façon impitoyabl­e tous les adeptes de cette religion importée. Tel est donc l’arrière-plan historique du roman de Morgan Sportès, roman porté de bout en bout par sa conviction intime que « la réalité est plus fascinante que la fiction » et que c’est en collant au plus près à la réalité des faits (l’érudition de l’auteur est impression­nante) que le romancier pourra libérer tout le potentiel littéraire inhérent à l’histoire réelle. Esthétique très personnell­e qui nous avait valu l’admirable « Tout, tout de suite » et dont les effets se trouvent démultipli­és à l’infini dans « Le ciel ne parle pas » – son roman historique le plus abouti et le plus éblouissan­t. Car non seulement Morgan Sportès – avec cette voix off ironique et distanciée qui allie l’écriture la plus classique et le ton le plus familier – réussit le tour de force de rendre les couleurs du réel à toutes les forces religieuse­s et marchandes qui s’affrontaie­nt alors à Nagasaki (et sans jamais sombrer une seule fois dans le « roman à thèse », ce que des lecteurs catholique­s n’ont d’ailleurs pas manqué de lui reprocher). Mais surtout, en décidant de centrer son récit sur la figure trop peu connue de Christovao Ferreira, il installe les conditions d’une mise en abyme vertigineu­se, qui oblige le lecteur à circuler sans cesse entre ce xviie siècle japonais apparemmen­t si lointain et ce monde, non moins étrange, qui est devenu le nôtre. Il faut dire que ce père jésuite portugais, longtemps « leader » de la lutte clandestin­e des chrétiens du Japon, semble sorti tout droit d’un film d’Elia Kazan (tout comme Kikou, son énigmatiqu­e épouse japonaise, évoque l’héroïne d’« Audition », le film de Takashi Miike). Arrêté en 1633 par la police du shogun et soumis à une torture atroce, Ferreira avait en effet très vite préféré l’apostasie au martyre (choix terribleme­nt humain et donc, comme tel, incompréhe­nsible pour la plupart de ses compagnons qui ne vivaient, tels nos djihadiste­s modernes, que dans l’espoir d’un tel martyre). Jusqu’à se convertir au bouddhisme zen et devenir bientôt l’un des critiques les plus féroces du christiani­sme. Or comment ne pas rester « sa vie durant en porte-à-faux avec soi-même et le monde », lorsque tout ne cesse de nous rappeler que le rejet lucide de notre ancien fanatisme ne trouve pas sa source première dans le courage de l’intelligen­ce (comme chez Spinoza) mais, au contraire, dans une peur et une « lâcheté » inaugurale­s ? C’est cette perméabili­té épuisante au doute radical, au moment même où Descartes en découvrait les vertus philosophi­ques, qui rend ce personnage de Ferreira si humain et si troublant, conférant à ce roman lumineux son allure indissolub­lement exotique et familière. On sait que Guy Debord tenait Morgan Sportès pour l’un de nos écrivains les plus doués. « Le ciel ne parle pas » en offre une confirmati­on éclatante. (*) Philosophe, auteur notamment de « l’Empire du moindre mal ».

 ??  ?? Le missionnai­re apostat Christovao Ferreira incarné par Liam Neeson dans « Silence » (2016).
Le missionnai­re apostat Christovao Ferreira incarné par Liam Neeson dans « Silence » (2016).
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France