L’amour au temps des caméras
Goncourt du premier roman en 2008, Jakuta Alikavazovic confirme son talent avec une “love story” impossible, entre Paris et Sarajevo
Ils sont jeunes, douloureusement beaux et s’aiment passionnément. Ce pourrait donc être le récit ennuyeux de deux jeunes gens douloureusement beaux qui s’aiment passionnément, sans le tourbillon de grâce dans lequel nous transporte Jakuta Alikavazovic, avec sa langue dense et aérienne, lumineuse et sombre. Etudiant désargenté, Paul travaille comme veilleur de nuit à l’hôtel Elisse. Amélia Dehr y habite. Son aura mystérieuse et sa chevelure rousse lui valent de devenir une « métastase de clichés » à la fac. On dit qu’elle possède une beauté renversante et une âme noire, qu’elle est riche, héritière, a des amants par dizaines, que « quand elle entre dans une pièce, quelqu’un sort en pleurant ». Sur les caméras de surveillance, Paul observe les allées et venues de la légendaire occupante de la chambre 313. Il s’étonne : « C’est ça, Amélia Dehr ? » Pourtant, à force de partager plateaux-repas et étreintes, de s’affronter par emprunts bibliothécaires interposés, le couple s’embrase. Mais Amélia Dehr est une figure qu’on ne peut saisir qu’un instant. Quand la jeune femme s’envole soudain vers l’ex-Yougoslavie, chaque personnage apprend à vivre avec l’absence : celle d’une mère disparue avec la guerre, celle de l’être aimé qui a préféré l’évitement, celle de solution fiable pour protéger ses enfants, qu’aucune puce électronique à même la peau ne saurait combler. Chaque phrase contient un kaléidoscope d’idées, de la définition adéquate de la domination des hommes puissants (« Les autres s’étaient toujours efforcés d’apprendre à penser comme lui ; lui ne s’était jamais demandé comment pensaient les autres ») au concept de ville retranchée par sa propre peur, de Sarajevo pilonnée dont la reconstruction cache une mauvaise cicatrisation, à Paris désertée sous l’effet de l’état d’urgence et de la sécurité exacerbée. Au chaos, cette romancière d’origine bosniaque et monténégrine oppose un verbe élégant pour raconter l’amour qui chemine à travers les conflits, la douleur, la brutalité du siècle. Et c’est sublime.