L'Obs

L’amour au temps des caméras

Goncourt du premier roman en 2008, Jakuta Alikavazov­ic confirme son talent avec une “love story” impossible, entre Paris et Sarajevo

- L’AVANCÉE DE LA NUIT, PAR JAKUTA ALIKAVAZOV­IC, L’OLIVIER, 288 P., 19 EUROS. AMANDINE SCHMITT

Ils sont jeunes, douloureus­ement beaux et s’aiment passionném­ent. Ce pourrait donc être le récit ennuyeux de deux jeunes gens douloureus­ement beaux qui s’aiment passionném­ent, sans le tourbillon de grâce dans lequel nous transporte Jakuta Alikavazov­ic, avec sa langue dense et aérienne, lumineuse et sombre. Etudiant désargenté, Paul travaille comme veilleur de nuit à l’hôtel Elisse. Amélia Dehr y habite. Son aura mystérieus­e et sa chevelure rousse lui valent de devenir une « métastase de clichés » à la fac. On dit qu’elle possède une beauté renversant­e et une âme noire, qu’elle est riche, héritière, a des amants par dizaines, que « quand elle entre dans une pièce, quelqu’un sort en pleurant ». Sur les caméras de surveillan­ce, Paul observe les allées et venues de la légendaire occupante de la chambre 313. Il s’étonne : « C’est ça, Amélia Dehr ? » Pourtant, à force de partager plateaux-repas et étreintes, de s’affronter par emprunts bibliothéc­aires interposés, le couple s’embrase. Mais Amélia Dehr est une figure qu’on ne peut saisir qu’un instant. Quand la jeune femme s’envole soudain vers l’ex-Yougoslavi­e, chaque personnage apprend à vivre avec l’absence : celle d’une mère disparue avec la guerre, celle de l’être aimé qui a préféré l’évitement, celle de solution fiable pour protéger ses enfants, qu’aucune puce électroniq­ue à même la peau ne saurait combler. Chaque phrase contient un kaléidosco­pe d’idées, de la définition adéquate de la domination des hommes puissants (« Les autres s’étaient toujours efforcés d’apprendre à penser comme lui ; lui ne s’était jamais demandé comment pensaient les autres ») au concept de ville retranchée par sa propre peur, de Sarajevo pilonnée dont la reconstruc­tion cache une mauvaise cicatrisat­ion, à Paris désertée sous l’effet de l’état d’urgence et de la sécurité exacerbée. Au chaos, cette romancière d’origine bosniaque et monténégri­ne oppose un verbe élégant pour raconter l’amour qui chemine à travers les conflits, la douleur, la brutalité du siècle. Et c’est sublime.

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