LA DERNIÈRE CARTE DE L’EUROPE
Kevin Rudd, ancien Premier ministre d’Australie, est un fin connaisseur de la Chine, où il fut jadis en poste comme diplomate. La vision d’une personnalité comme la sienne nous apprend beaucoup sur l’empire du Milieu. L’Australie est géographiquement plus proche de la Chine que de n’importe quel pays occidental. La République populaire représente près de 30% de ses exportations. Plusieurs dirigeants politiques australiens, dont Rudd lui-même, parlent couramment le mandarin. La Chine est un peu à l’Australie ce que l’Allemagne est à la France : très différente, et pourtant si proche.
Lors d’une conférence en octobre 2017 à l’université La Trobe à Melbourne (en ligne sur YouTube), Rudd revenait au fondement des relations internationales. Pour lui, la puissance économique se convertit en puissance politique, qui à son tour permet d’acquérir des capacités militaires, lesquelles démultiplient l’influence sur la scène internationale et permettent, in fine, de devenir une puissance stratégique.
Et c’est bien de la Chine dont il est question. Celle-ci est devenue une puissance économique au terme d’un impressionnant effort de rattrapage. Depuis la fin des années 1970, elle s’est projetée à la frontière de l’innovation : c’est en Chine que grandissent désormais des entreprises numériques figurant aujourd’hui parmi les plus puissantes du monde. Pékin développe aussi sa puissance militaire, avec pour objectif affiché d’atteindre la parité avec les Etats-Unis d’ici vingt à trente ans. A cela s’ajoute le projet titanesque des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative), dont l’ampleur financière est dix fois supérieure à celle du plan Marshall. La Chine investit massivement dans des infrastructures routières, ferroviaires, portuaires et logistiques aux confins de l’Asie du Sud-Est, de l’Asie centrale et de l’Afrique, consolidant au passage ses alliances avec les pays de ces zones.
Pendant ce temps, les Etats-Unis entrent dans une phase de déclin. Les inégalités y atteignent un niveau record, comparable à celui des pays en voie de développement. Les terribles maux qui minent la société américaine apparaissent au grand jour, de la violence au racisme en passant par la baisse de l’espérance de vie – une anomalie dans le club des nations les plus développées. Pire encore, les Etats-Unis semblent décidés à saboter leur propre puissance stratégique. La présidence de Barack Obama avait déjà marqué une hésitation sur les relations avec l’Europe et révélé la tentation de se tourner plus vers la zone Asie-Pacifique. Donald Trump, lui, va plus loin dans le repli : il exprime des doutes sur l’Otan tout en déclenchant une guerre commerciale avec la Chine. La cerise sur le gâteau est la récente décision de se retirer de l’accord sur le nucléaire iranien – une décision prise contre les dirigeants européens, qui pourrait bouleverser l’équilibre des puissances à l’échelle mondiale. Car la Chine est aujourd’hui bien positionnée pour exploiter la situation à son avantage. L’Iran, nation jeune regorgeant de talents, occupe une position centrale sur l’échiquier géostratégique chinois. Dans certains scénarios, Téhéran figure même sur l’itinéraire des nouvelles routes de la soie. Comme à Djibouti, Pékin pourrait investir massivement pour faire de la capitale iranienne une zone économique phare, au dynamisme potentiellement comparable à celui de Shenzhen ou Shanghai. Il est vrai que la Chine a moins à craindre des Etats-Unis que nous autres Européens. Donald Trump a déjà ouvert les hostilités sur le front commercial et celui des investissements: de ce fait, la Chine compte moins qu’avant sur l’accès au marché américain. Et avec la montée en puissance du renminbi par rapport au dollar, elle est aussi moins dépendante des Etats-Unis en matière monétaire.
L’Europe a-t-elle une carte à jouer dans cette redistribution de la puissance ? Ce n’est pas l’avis de Kevin Rudd. Dans cette même conférence à Melbourne, il regrettait ce qu’il appelle « l’effacement » du Vieux Continent – entre sortie abrupte du Royaume-Uni, isolement croissant de l’Allemagne, crise politique permanente en Italie ou en Espagne et tentation autoritaire en Pologne et en Hongrie. Rudd aurait pu ajouter que l’Europe ne coche même plus la première case, celle de l’économie, sur la check-list de la puissance. Elle est certes encore un grand marché de débouchés et un vivier de talents. Mais l’économie globale est désormais dominée par les grandes entreprises numériques, toutes américaines (comme Google et Amazon) ou chinoises (comme Tencent et Alibaba).
Les mouvements tectoniques en cours sont une opportunité pour l’Europe. Mais la puissance économique ne se décrète ni à Bruxelles, ni à Berlin, encore moins à Paris. Elle se prouve tous les jours sur le terrain par le dynamisme d’une économie capable, comme la Chine, de se projeter à la frontière et d’embrasser l’innovation radicale comme moteur du développement. A nous tous de jouer maintenant !