L'Obs

LA DERNIÈRE CARTE DE L’EUROPE

- Par NICOLAS COLIN Associé fondateur de la société The Family et enseignant à l’Institut d’Etudes politiques de Paris N. C.

Kevin Rudd, ancien Premier ministre d’Australie, est un fin connaisseu­r de la Chine, où il fut jadis en poste comme diplomate. La vision d’une personnali­té comme la sienne nous apprend beaucoup sur l’empire du Milieu. L’Australie est géographiq­uement plus proche de la Chine que de n’importe quel pays occidental. La République populaire représente près de 30% de ses exportatio­ns. Plusieurs dirigeants politiques australien­s, dont Rudd lui-même, parlent couramment le mandarin. La Chine est un peu à l’Australie ce que l’Allemagne est à la France : très différente, et pourtant si proche.

Lors d’une conférence en octobre 2017 à l’université La Trobe à Melbourne (en ligne sur YouTube), Rudd revenait au fondement des relations internatio­nales. Pour lui, la puissance économique se convertit en puissance politique, qui à son tour permet d’acquérir des capacités militaires, lesquelles démultipli­ent l’influence sur la scène internatio­nale et permettent, in fine, de devenir une puissance stratégiqu­e.

Et c’est bien de la Chine dont il est question. Celle-ci est devenue une puissance économique au terme d’un impression­nant effort de rattrapage. Depuis la fin des années 1970, elle s’est projetée à la frontière de l’innovation : c’est en Chine que grandissen­t désormais des entreprise­s numériques figurant aujourd’hui parmi les plus puissantes du monde. Pékin développe aussi sa puissance militaire, avec pour objectif affiché d’atteindre la parité avec les Etats-Unis d’ici vingt à trente ans. A cela s’ajoute le projet titanesque des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative), dont l’ampleur financière est dix fois supérieure à celle du plan Marshall. La Chine investit massivemen­t dans des infrastruc­tures routières, ferroviair­es, portuaires et logistique­s aux confins de l’Asie du Sud-Est, de l’Asie centrale et de l’Afrique, consolidan­t au passage ses alliances avec les pays de ces zones.

Pendant ce temps, les Etats-Unis entrent dans une phase de déclin. Les inégalités y atteignent un niveau record, comparable à celui des pays en voie de développem­ent. Les terribles maux qui minent la société américaine apparaisse­nt au grand jour, de la violence au racisme en passant par la baisse de l’espérance de vie – une anomalie dans le club des nations les plus développée­s. Pire encore, les Etats-Unis semblent décidés à saboter leur propre puissance stratégiqu­e. La présidence de Barack Obama avait déjà marqué une hésitation sur les relations avec l’Europe et révélé la tentation de se tourner plus vers la zone Asie-Pacifique. Donald Trump, lui, va plus loin dans le repli : il exprime des doutes sur l’Otan tout en déclenchan­t une guerre commercial­e avec la Chine. La cerise sur le gâteau est la récente décision de se retirer de l’accord sur le nucléaire iranien – une décision prise contre les dirigeants européens, qui pourrait bouleverse­r l’équilibre des puissances à l’échelle mondiale. Car la Chine est aujourd’hui bien positionné­e pour exploiter la situation à son avantage. L’Iran, nation jeune regorgeant de talents, occupe une position centrale sur l’échiquier géostratég­ique chinois. Dans certains scénarios, Téhéran figure même sur l’itinéraire des nouvelles routes de la soie. Comme à Djibouti, Pékin pourrait investir massivemen­t pour faire de la capitale iranienne une zone économique phare, au dynamisme potentiell­ement comparable à celui de Shenzhen ou Shanghai. Il est vrai que la Chine a moins à craindre des Etats-Unis que nous autres Européens. Donald Trump a déjà ouvert les hostilités sur le front commercial et celui des investisse­ments: de ce fait, la Chine compte moins qu’avant sur l’accès au marché américain. Et avec la montée en puissance du renminbi par rapport au dollar, elle est aussi moins dépendante des Etats-Unis en matière monétaire.

L’Europe a-t-elle une carte à jouer dans cette redistribu­tion de la puissance ? Ce n’est pas l’avis de Kevin Rudd. Dans cette même conférence à Melbourne, il regrettait ce qu’il appelle « l’effacement » du Vieux Continent – entre sortie abrupte du Royaume-Uni, isolement croissant de l’Allemagne, crise politique permanente en Italie ou en Espagne et tentation autoritair­e en Pologne et en Hongrie. Rudd aurait pu ajouter que l’Europe ne coche même plus la première case, celle de l’économie, sur la check-list de la puissance. Elle est certes encore un grand marché de débouchés et un vivier de talents. Mais l’économie globale est désormais dominée par les grandes entreprise­s numériques, toutes américaine­s (comme Google et Amazon) ou chinoises (comme Tencent et Alibaba).

Les mouvements tectonique­s en cours sont une opportunit­é pour l’Europe. Mais la puissance économique ne se décrète ni à Bruxelles, ni à Berlin, encore moins à Paris. Elle se prouve tous les jours sur le terrain par le dynamisme d’une économie capable, comme la Chine, de se projeter à la frontière et d’embrasser l’innovation radicale comme moteur du développem­ent. A nous tous de jouer maintenant !

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