L'Obs

L’humeur de Jérôme Garcin

- Par JÉRÔME GARCIN ». J. G.

J’allais souvent rendre visite, au milieu des années 1980, à André Dhôtel, le merveilleu­x et vieillissa­nt écrivain du « Pays où l’on n’arrive jamais ». Il habitait un petit appartemen­t du 15e arrondisse­ment de Paris, où il me faisait respirer, à peine embué par la fumée jaune des cigarettes qu’il roulait à la main, l’air vif et rimbaldien de ses Ardennes natales. Lui qui avait tant aimé y cueillir des champignon­s, pêcher le brochet et pister les écureuils me disait que son dernier bonheur, avant de disparaîtr­e, était de chercher, entre les pavés parisiens, de maigres et dérisoires brins d’herbe. Ils suffisaien­t à illuminer sa journée, à ensauvager et verdir la ville grise. Ils étaient la preuve, pour lui, que la nature n’abdique jamais. Et que, même sur les grands boulevards, on peut entendre ce que Rimbaud, si cher au coeur de Dhôtel, appelait le « clavecin des prés ». C’est précisémen­t par cette citation qu’Alain Corbin ouvre « la Fraîcheur de l’herbe » (Fayard, 19 euros). Dans ce livre qui paraît à l’heure où l’on recommence à tondre les pelouses et arracher les mauvaises herbes, l’historien du sensible, qui a déjà réussi à nous passionner avec ses études sur la pluie, le silence, le parfum des jonquilles, l’ombre des arbres ou les cloches des campagnes, ajoute un nouveau chapitre à son encyclopéd­ie des émotions, à ses annales du désir. Corbin est bien placé pour rendre gloire à l’herbe, lui qui est né, en 1936, dans l’Orne verdoyante, a connu encore le geste auguste du faucheur, les fêtes de la fenaison, la préparatio­n du regain et les hautes meules d’avant l’ère industriel­le. En même temps qu’il guette, entre les lignes, les enivrants parfums d’herbe coupée de son enfance, l’historien établit, de l’Antiquité à nos jours, une étonnante carte de Tendre. A l’andain et au pâturin, il prête des vertus mémorielle­s, apaisantes, spirituell­es, oniriques, érotiques, philosophi­ques et même musicales. Et il rassemble, dans son pré normand, le peuple des écrivains (de Ronsard à Giono, de Virgile à Keats, de Thoreau à Hugo, de Ponge à Jaccottet, de Colette à Proust) qui ont célébré l’herbe, l’ont parfois fumée, et même broutée. C’est le cas du poète Jacques Réda qui, dans une page qu’Alain Corbin tient pour « la plus saisissant­e » de la littératur­e pastorale, raconte avoir savouré « une herbe appétissan­te » au goût d’iode, de sel et de ciboulette. Mon conseil du printemps : pour lire « la Fraîcheur de l’herbe », couchez-vous dans ce que Gracq appelait « la verte écume native

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