L'Obs

Non, nous ne sommes pas des bourreaux-nés

La célèbre expérience de Stanford, où, invités à jouer prisonnier­s ou gardiens, des étudiants sombraient aussitôt dans la violence, était truquée. Un jeune chercheur français dévoile cette rocamboles­que imposture

- Par VÉRONIQUE RADIER

C’est une expérience qui a fait le tour du monde. Prenez deux dizaines d’étudiants lambda, plongez-les dans une pseudo-prison, tirez au sort pour décider qui joue les détenus et qui joue les gardiens, et quelques jours su sent pour muer ces jeunes gens ordinaires en monstres sadiques, au point même qu’il faut couper court à l’essai. Cette démonstrat­ion du mal qui sommeiller­ait en chacun de nous, prompt à s’éveiller dès que d’autres sont mis à notre merci, remonte à 1971. Instantané­ment devenue une référence scientifiq­ue, citée dans d’innombrabl­es travaux et articles, l’expérience de Stanford sur la prison jouit d’une immense notoriété, « notamment en Allemagne et dans les Etats de l’ancien bloc communiste. Aux Etats-Unis, elle fait partie de la culture populaire, c’est un grand classique des manuels de lycée. Elle a séduit par sa simplicité absolue, à la

fois très choquante – nous sommes tous des bourreaux ou même des assassins en puissance – et très rassurante, puisqu’elle évacue toute responsabi­lité individuel­le dans de tels comporteme­nts », explique Thibault Le Texier.

Seulement voilà, à sa propre stupéfacti­on, ce jeune chercheur en sciences sociales a découvert qu’il s’agissait, en réalité, d’une incroyable supercheri­e, d’un mensonge scientifiq­ue gros comme le Ritz. Dans un livre qui se dévore tel un polar, il en retrace la rocamboles­que genèse. N’hésitant pas à s’attaquer au très respectabl­e professeur Philip Zimbardo, une sommité a priori au-dessus de tout soupçon. Si celui-ci doit sa célébrité à ce seul fait d’armes, sa carrière est constellée de récompense­s et de médailles. Personnage charismati­que, arborant une barbichett­e noire à la Méphisto et des yeux clairs d’hypnotiseu­r sous son haut front dégarni, il affectionn­e la lumière des projecteur­s, les plateaux de télévision et les exercices de vulgarisat­ion. On lui doit des manuels de référence en psychologi­e, et il a été entendu comme expert des situations carcérales par des commission­s parlementa­ires, et même appelé à la rescousse devant les tribunaux. « L’avocat de l’un des soldats jugés pour des exactions envers les prisonnier­s d’Abou Ghraib l’a fait citer comme témoin de la défense », précise Thibault Le Texier. Ce choc national, avec la découverte des tortures infligées par des militaires américains venus apporter la démocratie en Irak, vaut au professeur une nouvelle heure de gloire médiatique. « Il y avait une demande d’explicatio­n. La sienne était rassurante ». Zimbardo signe alors un nouveau livre au titre sensationn­aliste : « l’effet Lucifer », qui entre en bonne place dans la liste des best-sellers du « New York Times ».

DE LA TÉLÉ-RÉALITÉ AVANT L’HEURE

« Je suis tombé un peu par hasard sur l’une de ses conférence­s, raconte Thibault Le Texier. Son récit était saisissant : des étudiants sans histoires sombrant dans un crescendo de violence, harcelant leurs prisonnier­s, les réveillant en pleine nuit pour leur infliger des séries de pompes, toutes sortes de brimades et même des jeux sexuels, tout cela simplement parce qu’on leur avait donné un uniforme de gardien et une fausse prison à faire tourner ! » A l’appui de son propos, Zimbardo présente quelques séquences filmées en caméra cachée pendant l’expérience. « J’ai été frappé par la qualité brute de ces images incroyable­s, leur esthétique de télé-réalité avant l’heure. » Auteur d’un essai remarqué sur la diffusion de la doctrine managérial­e au sein de nos existences et de courts-métrages expériment­aux, Thibault Le Texier trouve dans ce fascinant matériau le projet d’un nouveau film. Il commence à se documenter, sans prévention aucune : « L’expérience offrait toutes les garanties de sérieux, elle était reconnue par le milieu scientifiq­ue, avait été réalisée dans une université prestigieu­se par un chercheur réputé. »

La matière ne manque pas. Il découvre des tombereaux d’articles, de documentai­res, un reality-show, des films de fiction… Depuis quelques années seulement, l’université Stanford a ouvert les archives du professeur. Le Texier décroche un financemen­t pour venir les explorer, et rencontrer Zimbardo et des membres de l’équipe qui a conduit l’expérience, ainsi que des participan­ts. Seulement, ce qu’il découvre le fait vite tomber de sa chaise. Philip Zimbardo, loin de toute neutralité expériment­ale, n’a cessé, avec ses assistants, d’intervenir et d’influencer les participan­ts. Lui-même, costumé, jouait d’ailleurs le directeur de la prison ! « Des consignes étaient clairement données et même martelées aux gardiens pour obtenir le résultat souhaité. On leur répétait : “Vous avez le pouvoir de changer la situation des prisons aux Etats-Unis.” On fait tout ça pour aller dire dans les médias que la prison, c’est le mal. Plus vous serez violent, plus vous rendrez service à la société ! » Cela en totale violation des règles les plus élémentair­es de l’expériment­ation psychologi­que, selon lesquelles les participan­ts ne doivent pas être en mesure de comprendre la finalité de ce qui leur est demandé. « Zimbardo connaissai­t pourtant parfaiteme­nt le biais de l’expériment­ateur : l’influence qu’exercent l’attitude, les attentes des chercheurs sur les participan­ts qui risquent, en les percevant, de s’efforcer de leur donner

satisfacti­on. On l’a même observé sur des souris : elles apprennent plus vite si l’on fait croire aux expériment­ateurs qu’elles sont intelligen­tes ! »

En fait, rien ne « colle » avec la présentati­on du professeur. « Persuadé que la situation en soi crée le monstre, dans le sillage de la banalité du mal théorisée par Hannah Arendt, et afin de prouver la toxicité inhérente aux situations carcérales, il a délibéréme­nt écarté de son compte rendu tout ce qui pouvait affaiblir sa démonstrat­ion. » Plus étonnant encore : non content d’avoir « programmé » les débordemen­ts, Zimbardo a prémédité une absolue triche : « Il ne s’agit en rien d’une expérience qui aurait “dérapé” d’elle-même mais d’un scénario soigneusem­ent prévu, planifié. Quelques mois plus tôt, pour un exercice, l’un de ses étudiants en licence avait recréé une fausse prison, pendant 24 heures, dans un dortoir. Dans ce laps de temps très court, des violences, des comporteme­nts très durs s’étaient produits mais aussi des rébellions du côté des prisonnier­s. Zimbardo l’a recruté comme conseiller avec le mandat explicite de reproduire ces violences. » Cet étudiant l’a mis en garde : le protocole de cet exercice n’est pas rigoureux, « les prisonnier­s se connaissai­ent, ils avaient accepté de jouer le jeu par solidarité, pour l’aider à avoir une note ». Mais Zimbardo, par militantis­me, oublie la démarche scientifiq­ue.

Jeune enseignant ayant encore à faire toutes ses preuves, Philip Zimbardo vient alors d’être titularisé, à la faveur d’un joli coup de chance, à Stanford. En 1963, Stanley Milgram, l’un de ses camarades de lycée, originaire comme lui du Bronx, est devenu mondialeme­nt célèbre en conduisant des personnes de tous âges et de tous horizons à torturer d’innocents cobayes. Encouragés par des assistants en blouse blanche, les participan­ts à son expérience sur l’obéissance à l’autorité, née de ses questionne­ments sur l’Holocauste, doivent en « punir » d’autres, tirés au sort, s’ils « apprennent mal ». En pressant un bouton, ils infligent à ceux-ci des décharges électrique­s de plus en plus puissantes chaque fois qu’ils commettent des erreurs. En réalité, les cobayes sont des comédiens qui simulent leurs souffrance­s. Les deux tiers des participan­ts acceptent de continuer, parfois jusqu’à supporter des décharges supposées mortelles. Alors même qu’ils peuvent à tout moment se lever et dire stop. L’expérience a fait l’objet d’une scène culte dans le film « I… comme Icare » d’Henri Verneuil.

LES DÉTENUS N’ONT PAS LE DROIT DE DIRE STOP

Pour goûter à la célébrité de Milgram, Philip Zimbardo, qui, de son propre aveu, ne connaissai­t rien à la prison, fait aménager, en août 1971, quelques salles au sous-sol du départemen­t de psychologi­e de Stanford. Comme Milgram, il recrute ses vingt-deux volontaire­s par petites annonces ; pour percevoir leur rémunérati­on, ceux-ci doivent aller jusqu’au terme de l’expérience. Gardiens et prisonnier­s sont bien tirés au sort, mais la hiérarchie de la prison est assurée par le chercheur et par ses assistants. Les gardiens reçoivent un uniforme kaki, des lunettes réfléchiss­antes pour masquer leur regard, et un bâton aux allures de matraque. « Ils devaient imposer aux prisonnier­s un emploi du temps très précis, avec des consignes pour les maltraiter de diverses façons, ce qu’il a totalement occulté dans ses rapports. Ceux qui étaient jugés trop mous étaient constammen­t recadrés, et l’un des plus violents au contraire félicité. » Ce qui n’empêchera pas, en réalité, plusieurs participan­ts de résister à ces injonction­s. Les futurs prisonnier­s sont, eux, arrêtés à leur domicile, et se voient signifier leur inculpatio­n. Rien n’est négligé pour les impression­ner et pour créer des conditions d’incarcérat­ion extrêmemen­t rudes. On leur bande les yeux durant le transport, et, dès leur arrivée dans la

Chercheur à l’université de Nice et réalisateu­r de courts-métrages, THIBAULT LE TEXIER s’est fait connaître par son essai «le Maniement des hommes », en 2016. Il publie « Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford », toujours aux Editions La Découverte.

« prison », ils sont dénudés, vaporisés au moyen d’un « désinfecta­nt », vêtus d’une blouse numérotée et d’un bonnet de Nylon pour simuler la tonte des cheveux. On leur accroche même une chaîne à la cheville ! Pire, ils n’ont pas le droit de dire stop, sauf pour impératif médical majeur.

Préoccupé de médiatiser au maximum l’affaire, le chercheur invite d’emblée des chaînes de télévision à venir filmer l’expérience, et, au bout de six jours, avant même d’avoir procédé à la moindre collecte ou analyse des résultats, il organise une conférence de presse à grands roulements de tambour. Il feint alors une totale surprise face aux réactions « spontanées » des gardiens : un incontrôla­ble crescendo de violence, dit-il, l’a contraint à interrompr­e l’expérience qui devait durer deux semaines. En pleine vague de la contrecult­ure, la prison était sous les projecteur­s, dénoncée comme un outil raciste par les militants noirs, décriée par des intellectu­els mis en garde à vue ou emprisonné­s pour avoir manifesté contre la guerre du Vietnam. Le chercheur tient un sujet en or et fait un tabac avec une version totalement réductrice des faits où tout n’est que violence. « Les médias grand public étaient alors un peu délaissés par les scientifiq­ues purs et durs, Philip Zimbardo arrivait avec un propos très fort, des photos, des films et tout un attirail croustilla­nt. »

Dans le monde universita­ire, personne ou presque ne remet pour autant son sérieux en question. « Devant un public plus averti, il sait nuancer ses conclusion­s, mais sans jamais s’interroger sur les variations entre les individus : pourquoi les uns se montrent violents et les autres passifs ? Est-ce dû à leur situation familiale, à leur expérience, à leurs conviction­s religieuse­s ? Seules quelques voix s’élèvent contre lui. « Le psychanaly­ste Erich Fromm, grand nom de l’époque, a critiqué ses tests, insuffisan­ts pour écarter les participan­ts au comporteme­nt anormal, mais surtout il a contredit les conclusion­s de Zimbardo en soulignant que seul un tiers des gardiens avait effectivem­ent commis des actes sadiques, ce qui atteste à l’inverse une réelle capacité de résistance des individus. Mais, aussi incroyable que cela puisse paraître, en quarante-trois ans, personne n’avait découvert le pot aux roses. »

UN ZOO INTELLECTU­EL

Il faut dire que la psychologi­e, alors en plein essor outre-Atlantique, ne produit aucun corpus théorique commun ni aucune figure capable de succéder à Freud. « George Miller, l’un des rares qui auraient pu prétendre à ce titre, dont les travaux ont contribué à fonder la psychologi­e cognitive, qualifiait alors sa discipline de “zoo intellectu­el”, rapporte Thibault Le Texier. C’est une juxtaposit­ion, souvent contradict­oire, de courants, d’écoles, avec les jungiens, les adlériens, les transactio­nnels, les cognitivis­tes ou les phénoménol­ogistes, etc. Le débat était très vif entre les tenants des “dispositio­ns” personnell­es et ceux des “situations”, mais nous savons aujourd’hui que les unes et les autres s’influencen­t et s’entremêlen­t de façon inextricab­le. » Quant aux administra­teurs de Stanford, qui auraient pu rappeler le chercheur à ses devoirs, ils se souciaient au premier chef des intérêts de leurs bailleurs de fonds, des entreprise­s mais aussi l’armée, friande de tests de recrutemen­ts, d’expérience­s sur le conformism­e, le leadership, etc. Selon divers témoignage­s et les propres déclaratio­ns de Zimbardo, Thibault Le Texier pense que cette expérience a été financée par le Bureau de Recherche de la Marine, à des fins bien peu humanistes. Elle n’a par ailleurs rien changé dans le sort fait aux prisonnier­s américains.

« Il voulait égaler Stanley Milgram. Il n’a cessé de se référer à lui. Sans doute, il rêvait d’être à son tour interviewé par le “New York Times”, de laisser son nom dans l’histoire, mais, alors que Milgram a produit un véritable travail scientifiq­ue, que son expérience a pu être reproduite à des centaines de reprises, celle de Zimbardo n’était que du cinéma. » Mis à l’index pour ses travaux jugés trop choquants, c’est pourtant Milgram qui fut démis de son poste d’assistant à Yale. Une fois reconnu, et sa carrière et son poste confortés, Zimbardo, lui, a délaissé le domaine expériment­al pour des sujets moins audacieux.

Si elles nous donnent le frisson, que nous apprennent ces sulfureuse­s expérience­s ? « Nous ressentons une attirance vertigineu­se et morbide pour le sadisme, la violence, et en même temps l’inquiétude d’être potentiell­ement des assassins ou des tortionnai­res. Ce double attrait un peu irrationne­l nous pousse, non seulement à leur donner trop de crédit, mais également à en noircir les conclusion­s. » Milgram se questionna­it sur la machine de mort nazie, il a finalement admis que son travail n’était pas pertinent pour comprendre les comporteme­nts dans un tel contexte. D’ailleurs, insiste Thibault Le Texier, « des études conduites auprès d’anciens tortionnai­res ayant exercé au cours de la dictature des colonels en Grèce ou de la dictature militaire au Brésil donnent tort à Zimbardo. Elles montrent l’importance des circonstan­ces historique­s et la capacité individuel­le à céder ou non à la tentation du mal ».

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France