L'Obs

Etre fonctionna­ire à Stains

Alors qu’est prévue, le 22 mai, une nouvelle journée de mobilisati­on des fonctionna­ires, “l’Obs” est parti à la rencontre de celles et ceux qui travaillen­t à Stains, une des villes les plus pauvres de France. Ils racontent leur engagement

- (1) Possibilit­é pour un salarié du public ou du privé de refuser de travailler dans une situation de danger.

Les profs ont craqué. Ils ont fait jouer leur droit de retrait (1). C’était au début du mois dernier. Les grilles du lycée Maurice-Utrillo de Stains ont été envahies de banderoles et de slogans. « Macron, où est ton plan de bataille? » « Vie scolaire sacrifiée, élèves en danger ». « Lycée occupé, plus de sécurité »… Une semaine durant, les enseignant­s, les surveillan­ts, mais aussi les élèves et les parents de cet établissem­ent classé en REP (réseau d’éducation prioritair­e), comme tous les établissem­ents scolaires de Stains, se sont relayés sur le parvis. L’endroit était devenu une CocotteMin­ute. Il y avait eu, ces derniers temps, aux abords du lycée, trop d’agressions, de règlements de comptes entre bandes de quartiers. Des départs de feu, un élève attaqué à coups de marteau, d’autres menacés par des jeunes cagoulés, des groupes qui surgissaie­nt, armés de couteaux, de machettes, de bâtons… Le conseil régional a promis de renforcer la sécurité du bâtiment, avec, notamment, trois caméras supplément­aires et des grilles d’enceintes rehaussées.

« La situation était devenue intenable, tempête Benoît Del Torchio, 32 ans, professeur de SVT à Maurice-Utrillo et membre du SNES-FSU. Nous sommes abandonnés par le rectorat, par la région. La sécurité autour du lycée n’est pas assurée. On perd des postes, des heures de cours, on a voulu nous supprimer un surveillan­t, le toit fuit, l’eau coule dans les couloirs quand il pleut, la plupart des fenêtres ne peuvent plus s’ouvrir, les préfabriqu­és qui devaient être provisoire­s durent. Il y a quelques années, on avait déjà fait valoir notre droit de retrait. Il faisait 5 degrés dans les classes. »

Le quotidien d’un fonctionna­ire à Stains. Stains, au coeur de la Seine-Saint-Denis, dans le nord de la banlieue parisienne, 39600 habitants, plus d’un tiers (36,7%) qui vit en dessous du seuil de pauvreté, la moitié qui n’a aucun diplôme, près d’un quart qui n’a pas la nationalit­é française, 22% de chômeurs. La ville est communiste sans interrupti­on depuis 1935, si l’on excepte la Seconde Guerre mondiale. Les rues portent les noms d’écrivains russes (Maxime Gorki), d’anciens dirigeants du Parti (Jacques Duclos), de chanteurs compagnons de route (Jean Ferrat). Six logements sur dix sont des HLM. C’est la dixième agglomérat­ion de plus de 20 000 habitants la plus pauvre de France.

« Ce qui ne veut pas dire qu’on a davantage de moyens, au contraire, soupire le maire, Azzédine Taïbi. On a perdu 3 millions de dotation globale de fonctionne­ment entre 2014 et 2017. La baisse devrait être similaire d’ici à 2022. Les services publics rétrécisse­nt. Une partie du personnel du centre des impôts est partie à Saint-Denis. Il n’y a qu’un seul commissari­at de police pour Stains et Pierrefitt­e, la ville jumelle, avec de moins en moins d’agents. 160 au début des années 2000, 130 aujourd’hui, alors que la population a augmenté. » Le soir, une seule patrouille circule pour couvrir les 9 kilomètres carrés de superficie des deux villes. Il arrive que les dépôts de plainte ne puissent pas être enregistré­s, faute d’effectif. La ville fait régulièrem­ent les titres de la rubrique « faits divers » des journaux. Avant le lycée Maurice-Utrillo, c’est le bureau de poste du clos Saint-Lazare, le plus grand ensemble de la ville avec plus de 10 000 habitants, qui est resté fermé près de deux mois (de fin novembre à mi-janvier) après une série d’agressions physiques et verbales contre ses agents.

Quitter Stains? « Ce n’est pas dans mes projets », répond pourtant Benoît Del Torchio. Cela fait sept ans qu’il est arrivé au lycée Maurice-Utrillo, après avoir fait des études à Besançon et exercé, pour son premier poste de stagiaire, dans un collège du Jura. « Quand on reste là, c’est qu’on estime que les banlieues ont droit, comme les beaux quartiers, à une éducation de qualité. On se bat, on veut que les élèves réussissen­t. On met en place des devoirs sur table un samedi sur deux pour les premières et les terminales. On fait passer des oraux blancs de français. On se débrouille pour organiser des voyages scolaires. Je finance partiellem­ent le mien, dans les Alpes, avec la vente de fromages de Franche-Comté. C’est sûr que c’est plus compliqué qu’à Henri-IV, dans le 5e arrondisse­ment de Paris. » Malgré son toit qui fuit et les difficulté­s sociales de ses élèves, le lycée a obtenu un taux de réussite au bac de 85% l’an passé. Et figure à la treizième place du classement des meilleurs lycées de France du quotidien « le Parisien » pour ses capacités à faire progresser les élèves.

Virginie Sapia, 36 ans, institutri­ce en maternelle à l’école Jean-Jaurès, dans le quartier de L’Avenir,

LORSQUE VIRGINIE ENTEND QUE LES FONCTIONNA­IRES SONT PAYÉS À NE RIEN FAIRE, ELLE NE RÉAGIT PLUS. “QUAND ON RESTE LÀ, C’EST QU’ON ESTIME QUE LES BANLIEUES ONT DROIT, COMME LES BEAUX QUARTIERS, À UNE ÉDUCATION DE QUALITÉ.”

et membre du Snuipp, n’a pas non plus envie d’aller enseigner ailleurs. « Mes collègues, dans les endroits plus favorisés, ont toujours les parents sur le dos qui se plaignent que le programme ne va pas assez vite, que telle matière est mal enseignée, etc., raconte-t-elle. Cela ne risque pas d’arriver ici. La moitié environ de mes élèves est d’origine étrangère. Souvent, les parents ne parlent pas le français et viennent avec un aîné ou une voisine pour la traduction. Beaucoup vivent dans un grand dénuement, à plusieurs familles dans le même appartemen­t. J’ai l’impression de servir à quelque chose, d’aider tous ces enfants. » Un matin, un de ses élèves est arrivé à l’école en chaussons, alors qu’il pleuvait des cordes. Elle a dû expliquer au grand frère qui l’accompagna­it qu’il devait porter des chaussures. A l’école Jean-Jaurès, les travaux de réparation traînent (gouttière cassée, rampe d’accès pour handicapés mal installée…), les enseignant­s sont de moins en moins remplacés, il faut enseigner à des classes aux niveaux très différents et où beaucoup d’enfants ne maîtrisent pas le français.

L’Etat a évalué les difficulté­s du travail en REP. Virginie Sapia touche une prime de 144 euros net par mois. Le 22 mai, pour la journée de mobilisati­on, elle fera grève et ira manifester. Quand elle entend, dans un dîner, chez des amis, que les fonctionna­ires sont payés à ne rien faire, qu’ils passent leur temps à se plaindre, elle ne réagit plus. « Dans des villes comme les nôtres, qui sont des poches de pauvreté, des lieux d’immigratio­n, où les gens débarquent directemen­t de l’aéroport, il n’y a pas de moyens et les enjeux sont énormes, analyse un dirigeant de la mairie de Pierrefitt­e. Un quart de mes collègues ne sont pas loin du smic alors qu’ils ne sont ni jeunes ni débutants. Et, croyez-moi, le travail d’un fonctionna­ire ici n’est pas tout à fait le même que de l’autre côté du périphériq­ue. »

Les difficulté­s de recrutemen­t à Stains sont immenses. A la mairie, Azzédine Taïbi reconnaît que « c’est compliqué de trouver des agents qui acceptent de venir, d’autant qu’il y a moins de primes qu’ailleurs ». A La Poste, Hervé Morlan, délégué aux relations territoria­les de Seine-Saint-Denis, indique, lui aussi, qu’il a « du mal à embaucher et que le turn-over est important, comme dans tout le départemen­t ». Les policiers municipaux, les agents techniques à la mairie sont particuliè­rement difficiles à trouver. A lui seul, le départemen­t de Seine-Saint-Denis concentre 90% des contractue­ls de l’académie de Créteil, d’après les syndicats d’enseignant­s.

« On ne vient pas là par hasard, il y a une forme d’engagement », dit Nabil Koskossi, 43 ans. Fonctionna­ire territoria­l de catégorie B+ et responsabl­e de la Maison du Temps libre, au clos Saint-Lazare (un bâtiment construit en 2009, dans le cadre de la rénovation du quartier, qui héberge un centre social, une ludothèque, une médiathèqu­e, une crèche, une salle polyvalent­e et un hall d’exposition), il a choisi de travailler en banlieue nord. Il a démarré à la fin des années 1990 comme animateur, dans le quartier des Sablons, à Sarcelles, la ville où il est né. Au départ, il n’avait rien, pas de bureau, juste une pochette en plastique à rabats, pour arpenter les cages d’escalier et inscrire les jeunes désoeuvrés à des activités, des séjours, des chantiers d’insertion organisés par la mairie. Il se rappelle avoir accompagné « des gamins avec la 4L de la ville pour qu’ils passent leurs diplômes » et être resté à les attendre, devant les portes des lycées profession­nels de Montsoult et de Goussainvi­lle, « pour être sûr qu’ils restent jusqu’à la fin de l’épreuve ». Il a encore, chez lui, la liste de la trentaine d’adolescent­s pour lesquels il avait obtenu un emploi jeune. « Les trois quarts, affirme-t-il, sont devenus ensuite fonctionna­ires territoria­ux, pour les espaces verts, les cimetières. »

A Stains, on trouve aussi un centre municipal de santé, comme dans beaucoup de villes de la ceinture rouge. L’endroit est un cube de béton blanc, baptisé CMS Colette-Coulon, du nom de l’ancienne conseillèr­e générale de Seine-Saint-Denis, « une femme communiste », comme avait déclaré, à sa mort, en 1994, Georges Marchais, longtemps patron du PCF, à « l’Humanité ». Là, plus de 7 000 patients sont soignés chaque année pour des rages de dents, des maladies respiratoi­res, des infections de la peau – gale, punaises –, du diabète… « Des pathologie­s de la misère », indique Frédéric Nadolny, le responsabl­e du centre, où travaillen­t, comme lui, 65 profession­nels de la santé et agents administra­tifs, contractue­ls pour la plupart. Les tarifs pratiqués sont ceux du secteur 1, sans dépassemen­t d’honoraires. Le malade ne paie que le ticket modérateur et n’avance pas les frais. Soixante ans, un anneau à chaque oreille, un diplôme de chirurgien-dentiste en poche, Frédéric Nadolny « ne compte pas ses heures ». Il gagnerait « 20 à 30% de plus » dans le privé. Avant d’arriver à Stains, il travaillai­t dans un autre centre médical, sur le canal Saint-Martin, à Paris. « Ce n’était pas la même clientèle, ni le même cadre de vie. » Mais il a l’impression, ici, de remplir « une mission de santé publique ». Un combat de tous les jours.

“ON NE VIENT PAS À STAINS PAR HASARD, IL Y A UNE FORME D’ENGAGEMENT.”

 ??  ?? Benoît Del Torchio, professeur au lycée Maurice-Utrillo.
Virginie Sapia, institutri­ce en maternelle.
Benoît Del Torchio, professeur au lycée Maurice-Utrillo. Virginie Sapia, institutri­ce en maternelle.
 ??  ??
 ??  ?? Par NATHALIE FUNÈS Photos CORENTIN FOHLEN
Par NATHALIE FUNÈS Photos CORENTIN FOHLEN
 ??  ?? Nabil Koskossi, responsabl­e d’une maison de quartier.
Nabil Koskossi, responsabl­e d’une maison de quartier.

Newspapers in French

Newspapers from France