L'officiel Art

Matthew Lutz-Kinoy

If you believe in forever, then life is a night on acid.

- Par Tenzing Barshee

Dans le sillage de “Fire Sale”, l'exposition personnell­e de Matthew Lutz-Kinoy à Mendes Wood DM (São Paulo), le critique et commissair­e Tenzing Barshee raconte son périple brésilien à travers la jungle, la culture Mingei et la vie nocturne locale.

Quand j'ai rendu visite à Matthew Lutz-Kinoy, à São Paulo, c'était l'été et il pleuvait beaucoup. Peu auparavant, je l'avais interrogé sur sa relation avec cette ville tentaculai­re, à la fois âpre et splendide, où il revenait pour la troisième fois. La première fois, nous avions parcouru le Brésil ensemble (avec notre cher Michele D'Aurizio), et j'avais écrit un texte intitulé “Je suis allé à São Paulo et j'y ai appris un tas de choses” ; Matthew, lui, avait fait des dessins au fusain inspirés par la pollution automobile et la vie gay nocturne de la ville. Cette fois, il m'a invité alors que je voyageais sans but précis, stupéfié par la folie du monde – je me trouvais alors, par une curieuse coïncidenc­e, dans une autre ancienne colonie portugaise, Goa. J'ai vu apparaître sur mon téléphone le visage bronzé de Matthew : “Salut mon ange, je fabrique des céramiques en pleine jungle. Viens, ce sera le paradis.” Pour préparer nos aventures, nous nous sommes retrouvés dans cette ville qui s'étend à l'infini et que nous avions déjà connue ensemble. Je n'ai vu tout d'abord qu'une énorme jungle de béton, où tout était écrit en portugais – voilà une sensation très curieuse : passer d'une ancienne colonie à une autre. Cette fois, nous n'avons pas revu la jungle, sinon sous la forme d'une nature omniprésen­te et d'un sentiment d'immersion totale que j'associe à l'idée de jungle. A peine étais-je arrivé en ville que nous sommes allés directemen­t au Lourdes, un bar tenu par Luiza Bernardes et cogéré par la galerie où Matthew allait exposer. Nous avons dansé toute la nuit, le temps de rattraper mon décalage horaire. En rentrant à la maison à la lueur des réverbères, il m'a semblé que je me fondais progressiv­ement dans la ville et dans l'intimité véritable de l'amitié. Peu d'endroits déclenchen­t en moi des impression­s romantique­s de cet ordre sur le sens de la vie dans tel lieu particulie­r ; ce sont mes petits clichés personnels (que je partage avec des tas de gens) : j'aime de tout mon coeur São Paulo, Naples, Marseille, Palerme… et tout autre endroit où Matthew vient me chercher à l'aéroport. Au bout d'un ou deux jours, nous avons quitté les voies goudronnée­s pour nous engager sur la route, et après Campinas (une ville universita­ire toute proche), ou peut-être avant (comment savoir ce qui précède ou ce qui suit), nous sommes arrivés dans un petit paradis où résident Silmara Watari et sa famille. Cette Brésilienn­e a étudié le céramique chinoise, Mingei et Anagama pendant treize ans au Japon. Dans sa maison de campagne, elle a construit un four à bois Anagama qu'elle n'a pas utilisé depuis un bon moment. Matthew, qui a le don de trouver les gens qu'il faut à l'endroit qu'il faut, était comme par hasard tombé sur Silmara et avait préparé avec elle la cuisson d'environ 150 céramiques. Il y avait un peu de tout, du petit verre à saké jusqu'au masque comique en passant par des bols, des cruches, etc. Nous avions justement évoqué peu auparavant son intérêt pour l'artisanat, qui tient à l'utopie sociale qui s'attache à cette activité. Pas vraiment la technique, donc, mais plutôt la dimension socio-culturelle et la fusion entre artisanat historique et contempora­in. La rencontre avec Silmara a été déterminan­te à cet égard. N'est-il pas fascinant de percevoir des échos entre la vie des gens et les formes les plus nuancées que prennent les objets ? Cette femme douce, généreuse et sage, belle comme une star des années 1970, est parvenue (grâce à un travail acharné) à rapprocher la culture brésilienn­e et la culture japonaise d'hier et d'aujourd'hui, d'une manière à la fois modeste et privilégié­e : une parfaite utopie sociale. Les choses qu'ils réalisaien­t ensemble n'étaient pas vraiment des objets, mais plutôt le fruit d'une séduction réciproque et prolongée – d'un rapprochem­ent

entre leurs visions, leurs intentions et leurs expérience­s artistique­s ; pourtant (et je tombe peut-être ici dans le piège de ma propre expérience), pourtant ces objets, nés au coeur d'une délicieuse forêt brésilienn­e, posaient l'éternelle question de savoir si nous faisons des objets pour le monde ou si, au contraire, la terre ne fait que nous les rendre. Je songeais sans cesse à la manière dont Matthew arrive à traiter et à interroger son sujet et son matériau avec une force et une conviction totales, à sa manière de se fracasser contre le monde et de s'effondrer en pleine nuit. J'avais moi-même l'impression de m'écrouler en les regardant travailler, en leur posant des questions ou en faisant des commentair­es avec plus ou moins de subtilité. J'étais censé arriver après les difficulté­s, au moment où commence le bonheur. Matthew avait aussi apporté deux peintures de fleurs de grand format, des objets massifs et sensuels – il n'est pas du genre à dévier sa trajectoir­e – et, si ses grandes toiles sont conçues pour être vues de loin, ses céramiques appellent plutôt la caresse rapprochée. Elles témoignent d'une lutte pour et avec l'intimité, sans répondre à la question de savoir s'il vaut mieux désirer ou être désiré. Après une période de grand soleil, la saison des pluies s'est installée : tous les jours, vers 17 h, une pluie douce et intense se met à tomber. Dès qu'ils ont allumé le feu, le soleil est revenu. Ils ont nourri le feu pendant près d'une semaine. Une fois qu'il y a eu assez de cendres et que la températur­e s'est stabilisée autour de 1250°C, la chaleur s'est mise à traverser le four, s'engouffran­t dans la cheminée pour toucher les pièces empilées à l'intérieur. Il fallait secouer la cendre en agitant un bâton ou une pelle, comme dans une danse du feu, pour créer des turbulence­s et faire en sorte que la cendre se dépose sur les céramiques luisantes. Les cendres volaient dans l'air comme autant de papillons. On retrouvait là les notions de performanc­e et de mouvement, si chères à Matthew – non seulement au moment de placer les pièces d'argile dans le four, mais aussi dans les transferts de mouvements entre le corps et le feu. Avant cela, le soir où le feu a commencé à traverser la cheminée, Matthew avait organisé une sorte d'excursion sur la suggestion de Felipe Dmab (l'un des galeristes) et de Magê Abàtayguar­a (l'adorable directrice de la galerie). On a vu débarquer dans notre petit paradis de nouveaux membres illustres de la vie nocturne et artistique de São Paulo, tels les artistes Erika Verzutti et Adriano Costa, et nous avons tous repoussé les limites de l'idée d'utopie sociale. Silmara a expliqué le processus de fabricatio­n dans un discours enflammé. Matthew a raconté comment il réfléchiss­ait à l'espace où doit avoir lieu une performanc­e, et à la manière dont celle-ci peut survivre. La création de céramiques illustre ces idées à merveille, notamment la manière dont le processus en passe par diverses étapes incontrôla­bles, qui fait de la cuisson un espace voué à l'imprévisib­le : non seulement la combustion de gros morceaux de bois durcit les céramiques, mais elle produit un amas de cendres qui se fondent avec la surface des céramiques, y ajoutant couleur et texture. Mais il faut compter aussi avec la forme du four, qui avait alors quelque chose d'anthropomo­rphe, comme un corps de briques incandesce­ntes au beau milieu de la luxuriance brésilienn­e ; la chaleur, en irradiant à hauteur du sol, faisait surgir de leur tanière des araignées, des scorpions et de gros crapauds. Ceux-ci étaient énormes, impression­nants, et leurs bruits se sont fait entendre toute la nuit jusqu'à l'aube. Pour finir, il a fallu attendre que tout refroidiss­e. Je suis allé me coucher en songeant à la dimension sociale et matérielle de ces réceptacle­s – le four, les pièces de céramique, les artistes, les gens, les sentiments –, tous et wtoujours en rapport avec le corps humain, premier réceptacle de toute forme d'expérience et motifs récurrent dans l'oeuvre merveilleu­sement complexe de Matthew Lutz-Kinoy.

 ??  ?? Ci-dessus, Matthew Lutz-Kinoy, Five Days Firing, impression jet d'encre sur papier et contre-plaqué,172 x 75 cm. Page de droite de haut en bas, Matthew Lutz-Kinoy, Untitled, 2016, céramiques, dimensions variables ; Matthew LutzKinoy, Princess Pompom in The Villa of Flowers, 2015, Mendes Wood DM, São Paulo.
Ci-dessus, Matthew Lutz-Kinoy, Five Days Firing, impression jet d'encre sur papier et contre-plaqué,172 x 75 cm. Page de droite de haut en bas, Matthew Lutz-Kinoy, Untitled, 2016, céramiques, dimensions variables ; Matthew LutzKinoy, Princess Pompom in The Villa of Flowers, 2015, Mendes Wood DM, São Paulo.
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