Julia Wachtel
Julia Wachtel, qui a participé dans le milieu des années 1980 à la fameuse exposition “Infotainment”, est surtout connue depuis lors pour ses “paysages” juxtaposant des images d'actualité à une iconographie pop. En amont de son exposition personnelle à la galerie Elizabeth Dee, en novembre, elle évoque les débuts de sa pratique et la scène conceptuelle de l'East Village autour de l'iconique galerie Nature morte.
L'OFFICIEL ART : Sur quels projets travaillezvous en ce moment ?
JULIA WACHTEL : Je prépare une exposition personnelle qui sera inaugurée en novembre à la galerie Elizabeth Dee, à New York. J'y présenterai neuf toiles de grand format, dans la continuité de ma dernière exposition dans cette galerie. Ce nouveau corpus aborde surtout le paysage télévisuel, ainsi que nos réactions émotionnelles face à l'Amérique de la post-vérité.
Revenons au tout début de votre pratique. Vous avez terminé vos études en 1979, à New York, avec le diplôme du Programme d'études indépendantes du Whitney Museum. À quand remonte, selon vous, votre première oeuvre d'art ?
Je considère que je produis des oeuvres d'art depuis l'enfance, mais disons que les choses ont vraiment commencé avec l'installation réalisée pour ma toute première exposition, en 1979, à la PS1 de New York. On m'avait donné ma propre petite salle, où j'ai recréé une sorte de salon — il y avait un poste de télévision sur une table basse, comme dans n'importe quel foyer. La télé diffusait en boucle des films familiaux amateurs. Je les avais tournés en super 8, en noir et blanc et en couleurs, avant de les transférer sur vidéo. Il y avait aussi des enceintes diffusant une bande son composée de dialogues de feuilletons télé montés par mes soins. Ce travail traitait de la collusion entre des interactions intimes avec des amis (le film) et des fragments sonores (la bande son).
Etait-ce là votre première et dernière installation ?
J'avais réalisé des installations dans mon loft de Soho. Je montais des sortes de panneaux d'affichage avec des tubes pour échafaudage et des plaques métalliques. Il s'agissait le plus souvent de sculptures minimales sur lesquelles je projetais des images. J'avais trouvé dans la rue, sur un trottoir, une boîte contenant des centaines de diapos de toutes sortes, aussi bien des clichés familiaux que des photographies industrielles. Un mélange parfaitement aléatoire, dans lequel j'ai puisé pendant un bon moment. C'est grâce à ce travail que j'ai été invitée à exposer à la PS1. Mais je n'ai pas tardé à remplacer les diapos par des affiches commerciales disposées sur un mur. Je ne suis jamais revenue au principe de l'installation.
Pourriez-vous nous parler des affiches ?
C'était le genre d'affiche qu'un adolescent accroche dans sa chambre. Jimi Hendrix, Albert Einstein, Debby Harry, un chat qui trempe sa patte dans un bocal de poisson rouge, etc. N'oublions pas qu'à cette époque Internet n'existait pas encore : la culture des images se diffusait via des supports beaucoup moins variés qu'aujourd'hui. J'installais les affiches en ligne sur le mur, un peu comme les perforations sur une pellicule de film. Puis je projetais l'ombre des spectateurs sur les affiches, je détourais leur silhouette et je remplissais au stylo-feutre la forme ainsi mise à jour. C'était ma version personnelle du graffiti. Les affiches étaient alors directement collées au mur de la galerie, puis déchirées après l'exposition. Elles n'existaient donc que le temps que durait l'exposition.
Plus tard, en 1983, vous avez commencé une série de cartes de voeux dans laquelle il s'agissait de se réapproprier des images de dessins animés.
Quand je travaillais avec des affiches, il fallait naturellement que j'aille en acheter dans le commerce. C'était une matière première assez chère. Pour limiter la dépense, je faisais une première sélection et j'imaginais déjà ce que deviendrait l'affiche en restant là, dans le magasin, à l'observer. Je pouvais rester une bonne heure à composer les oeuvres à venir. J'achetais alors une quinzaine d'affiches et je les rapportais à l'atelier pour travailler ce matériau. Les rapports que j'ai ainsi créés entre le magasin et l'atelier ont influencé, je crois, mon passage aux cartes de voeux. Un jour, dans une papeterie, j'ai aperçu des cartes qui m'ont aussitôt attirée. Elles portaient le nom de studio cards, ou cartes d'atelier. De format vertical, elles représentaient un personnage de dessin animé exprimant une forme de vulnérabilité ou d'inadéquation. Par exemple : “Je t'aurais bien écrit une carte moi-même, mais je suis trop bête.” J'aimais l'idée que ces cartes exprimaient un sentiment par procuration : n'est-ce pas, au fond, la fonction d'une oeuvre d'art ? Les personnages se trouvaient presque toujours dans un espace évoquant une peinture moderne, avec un fond à la Jackson Pollock ou à la Clyfford Still. La présence d'éléments si picturaux dans ces cartes m'a donné l'idée de les transformer en tableaux à leur tour. C'était une véritable révélation, car ces cartes de voeux cristallisaient bon nombre des mes préoccupations. Elles décrivaient un degré zéro de la subjectivité où s'exprimaient des thèmes comme l'angoisse ou les classes sociales. En les agrandissant pratiquement à taille humaine, et en les muant en véritables tableaux, je transcendais le sens du dessin animé tout en interrogeant ce besoin que nous avons de valider nos systèmes de représentation, d'interagir avec eux et de leur assigner une valeur.
Le contexte intellectuel que vous venez d'évoquer est très intéressant. Pouvez-vous nous en dire plus sur la scène conceptuelle de l'East Village, et des artistes qui fréquentaient la galerie Nature Morte qu'avaient fondée Alan Belcher et Peter Nagy ?
En plus de Nature Morte, il y avait International With Monument (la galerie fondée par Meyer Vaisman, Kent Klamen et Elizabeth Koury, qui a été la première à exposer Jeff Koons) et la galerie Cash-Newhouse, fondée par Oliver Wasow. On pouvait y découvrir le travail d'artistes aujourd'hui regroupés sous l'appellation The Pictures. On pouvait y découvrir le travail d'artistes tels que Richard Prince, Sherrie Levine, Jack Goldstein, Vito Acconci ou encore Louise Lawler. Ces trois galeries étaient au coeur de tous les projets d'art conceptuel. D'autres galeries ont suivi, comme Cable ou Jay Gorney. Cette scène a connu son heure de gloire à une époque où l'on voyait aussi exploser l'art du graffiti et les néo-expressionnistes. L'enjeu était de taille — c'est l'époque de l'élection de Ronald Reagan et de la propagation du sida dans le milieu artistique. Notre travail ne relevait pas vraiment du militantisme, mais nous estimions qu'il était de notre responsabilité sociale de ne pas tourner le dos aux mécanismes du pouvoir. Cela dit, le plaisir était aussi une source d'inspiration où nous avions bien l'intention de puiser au maximum. On pourrait sans doute parler à ce sujet d'une politique et d'une esthétique de la séduction.
Selon Ashley Bickerton, la Picture Generation “avait une approche froide d'une culture chaude”, contrairement à votre génération qui assume la production de désir inhérente aux médias dominants.
Je ne peux répondre ici qu'en mon nom propre, car nous avons tous abordé ces sujets de manière un peu différente. Le concept duchampien d'appropriation, perçu à travers l'oeuvre de Warhol, de Richard Prince ou de Sherrie Levine, m'est toujours apparu comme allant de soi. Je n'y voyais pas un acte radical, dans la mesure où, ayant maintes fois, servi, il s'en trouvait absorbé dans la pratique artistique contemporaine. Mes préoccupations d'alors étaient plutôt d'ordre psychanalytique. Ce qui m'intéressait, c'est la manière dont nos identités sont enchâssées dans un système de représentation. C'est en cela que résidait mon approche, plutôt que dans une critique des médias en tant que telle, ou dans une
exploration du concept de mort de l'originalité. J'utilisais des stratégies poétiques dans l'idée de placer le spectateur au coeur d'un espace visuel et émotionnel, et non à l'extérieur de l'oeuvre sur laquelle, la tête froide, il choisit ou non de porter son regard critique.
Cette préoccupation trouve son apogée avec la série American Color, présentée pour la première fois chez American Fine Arts, au début des années 1990. Il s'agissait alors de peindre des gens en train de raconter leur histoire personnelle, ou des acteurs saisis dans un moment télévisuel très chargé.
Je m'intéressais depuis le début à ce que l'on nomme aujourd'hui la télé-réalité. Je me rappelle qu'en 1971, alors que je n'étais qu'une petite fille, j'étais scotchée au poste pour regarder American Family, sans doute la première émission de téléréalité. Mais, au début des années 1990, ce terme n'existait pas encore. Il y avait, en revanche, des émissions comme l'Oprah Winfrey Show, où les gens venaient raconter des traumatismes personnels — il était question de viols, de drogue, de choses comme ça. J'ai créé à cette époque le néologisme “télé confessionnelle” pour décrire mon propre système d'images. Cette autorévélation volontaire m'apparaissait comme une forme de confession publique témoignant d'un désir de rédemption. Voilà comment on renverse le quart d'heure de célébrité de Warhol : il ne s'agit plus de 15 minutes sous le feu des projecteurs, mais de l'espoir qu'un passage à la télévision va produire une expérience de transformation durable de l'individu. C'est là une idée très perverse. Aujourd'hui, tout cela a évolué pour prendre la forme de Snapchat ou d'une culture Facebook, dans laquelle nos vies sont constamment extériorisées pour devenir de petits clips ou des images.
Votre travail illustre une affirmation de Julia Kristeva selon laquelle le monopole de la religion, en matière de construction de mythes collectifs, a été pulvérisé par notre culture des images qui constitue aujourd'hui la nouvelle forme du sacré.
Les médias sont la nouvelle forme du sacré ; or ils ne sont que surface. Ils ne sont pas liés à un récit vertical ni à l'histoire. Ils se régénèrent en permanence, ils sont jetables. La représentation qui recouvre une si grande partie de notre existence n'a guère de profondeur. Notre faculté d'assimiler toujours plus d'images fait de nous des super-ordinateurs. Notre système d'exploitation subit une perpétuelle mise à jour pour accueillir davantage d'informations. Et notre système nerveux ne cesse de se reconfigurer en conséquence. Dans une certaine mesure, l'esthétique ou la poétique de mes peintures est une réaction visuelle à ce phénomène ; je cherche à le recréer, à lui donner la forme d'un tableau, à en faire un objet statique conçu pour la contemplation.
Vous êtes passée de la culture télévisuelle au champ numérique. Quelle influence a sur votre pratique la culture du “meme” et de 4chan ?
La culture meme est fascinante. C'est un aspect éclatant de la nature démocratique de l'Internet ; bien sûr, il n'est pas neutre et vise des objectifs multiples. Cela dit, je suis toujours sidérée par le temps et l'énergie que certains dépensent pour créer des memes qu'ils vont lâcher sur Internet. Le coût de production est souvent élevé, et je suis frappée par l'implication totale de ces fournisseurs anonymes de contenus. Lors de ma dernière exposition chez Elizabeth Dee, j'ai présenté une toile comportant des memes. Dans ce tableau, intitulé Stripe, j'associe une image de Kim Jong-un à une autre de Psy, rendu célèbre par le clip de Gangnam Style. J'ai utilisé des captures d'écran de sa vidéo, mais aussi deux memes de Psy en train de danser que j'ai trouvés sur Internet. Ces memes avaient été conçus pour apprendre à dessiner Psy.
Entre la fin des années 1980 et aujourd'hui, vous avez adopté l'un des genres les plus traditionnels de la peinture, le paysage. Vous avez abordé des événements historiques comme Tchernobyl ou le Mur de Berlin, mais aussi cette grande fiction de la banalité qu'est la télé-réalité. Qu'est-ce qui a déclenché ce désir-là ?
La première toile de ma série de Landscape paintings remonte à 1989. Je me demandais à quoi pourrait bien ressembler une peinture historique contemporaine. J'ai compris qu'il ne pouvait être question de renoncer à un espace d'illusion, car la toile devait pouvoir tenir tête à la télévision et à la presse qui décrivaient les mêmes scènes. J'ai préféré perturber l'intégrité de l'image avec des panneaux de couleur, pour produire au moins un effet de dislocation. Il se trouve que des événements historiques marquants ont eu lieu à travers la planète juste après la fin de ma première série : la chute du Mur de Berlin et, toujours en 1989, le massacre de la place Tienanmen, à Pékin.
La culture des célébrités a exercé sur votre pratique une influence déterminante.
Si l'on veut réaliser des tableaux du paysage médiatique, il est pratiquement impossible de faire comme si ce phénomène n'existait pas. Dans les années 1980, j'ai découpé de nombreuses images dans le magazine People. Les revues de ce genre comportaient alors des récits d'anonyme qui, pour une raison ou pour un autre, avaient fait quelque chose de remarquable — un succès personnel, ou une implication dans une affaire criminelle. Aujourd'hui, la plupart des articles traitent de célébrités. Cela ne fait guère de doute : la plupart des gens connaissent le nom des enfants de Kim Kardashian et Kanye West, mais rares sont ceux qui savent le nom du vice-président ou du président de la Chambre des représentants. En tant qu'images, les célébrités détiennent un pouvoir considérable. Elles sont projetées dans notre environnement physique intime, que ce soit sur la tablette qu'on consulte dans son lit ou dans la file d'un magasin. J'essaye de me réapproprier ce type d'image d'une manière qui nous rende le pouvoir — après tout, ces images sont conçues depuis le départ pour notre consommation.
Par quelle image avez-vous été particulièrement frappée récemment ?
L'image de Trump en compagnie du diplomate russe Sergueï Kislyak dans le Bureau ovale. Des renseignements top-secrets qu'on révèle avec de grands sourires.