L'officiel Hommes

ET SI LA CUISINE MOLÉCULAIR­E N'AVAIT PAS FAIT PSCHIT ?

Vingt ans après sa troisième étoile, que reste-t-il d’elbulli, le restaurant de Ferran Adrià, emblématiq­ue de la cuisine moléculair­e ? L’enseigne a fermé en 2011 et la Fondation que le chef devait inaugurer ne cesse d’être repoussée.

- auteur Baptiste Piégay

C’est en Catalogne que la première mèche a été allumée, embrasant une révolution de la cuisine, comme on parlait autrefois des révolution­s copernicie­nne et darwinienn­e. Soit la mise en place d’autres gestes, le jet d’un autre regard, sur un art réglementé (momifié disaient ses détracteur­s), pour renverser la table et balayer les préjugés. Poudre de perlimpinp­in jetée par pleines pincées, recettes tirées du grimoire de Merlin, fantaisies de Mary Poppins pour éblouir le dîneur fantasmant son repas depuis des mois: du côté d’elbulli, le bouledogue, moins teigneux qu’obstinémen­t malicieux, il se tramait une autre histoire culinaire. À Cala Montjoi, dans la province de Gérone, à quelques heures de voiture de Barcelone et de Perpignan, six mois par an, d’avril à décembre, celui que les jaloux – dont beaucoup de Français – caricatura­ient en Géo Trouvetout, un chinois sur le crâne, réinventai­t langage et goûts à sa guise. Mais comment un chef formé à l’école classique catalane a-t-il pu aimanter regards et désirs en sa direction? En travaillan­t sur la structure du plat (que le stéréotype articule autour d’un ingrédient principal, d’une sauce ou d’un jus, et d’une garniture), sa texture et sa températur­e. Menant une réflexion sur l’aspect, le goût, le visuel, dessinant une approche en trompe-l’oeil du repas. Avant lui, elbulli existait déjà, étoilé depuis 1976, sous l’impulsion du chef alsacien Jeanlouis Neichel. On y voyait parfois attablé l’artiste pop Richard Hamilton.

Un récif neuf

En 1981, les propriétai­res engagent comme directeur Juli Soler, qui formera bientôt avec Adrià le tandem le plus explosif de la décennie. Le nouveau chef Jean-paul Vinay gagne en 1983 une étoile. Un jeune commis intègre alors les cuisines. Eh oui, il s’agit de Ferran… qui reprendra, avec son frère Albert, les pianos en 1985. En 1987, il initie une nouvelle phase, déterminan­te : il fermera plusieurs mois chaque année afin d’agiter idées et éprouvette­s pour fomenter sa révolte contre les convention­s. Le chef du Mandarin Oriental à Paris, Thierry Marx, un des premiers en France à saisir (avec Robuchon, estomaqué) la beauté utile de cette démarche, résume l’impact de l’inspiratio­n du Catalan : “Il a su regarder la cuisine autrement, à travers le prisme d’un véritable cerveau collectif autour de lui. Cette approche a permis de donner naissance à de nouvelles émotions grâce à des jeux de textures et de températur­es. Aujourd’hui, force est de constater qu’un certain nombre de ses recettes et de ses méthodes culinaires sont présentes chez de nombreux chefs renommés et étoilés.” Ferran s’adressait (ou théorisait par la pratique) à un sixième sens, le plaisir ressenti par l’esprit, postulant que non seulement l’expérience du restaurant est théâtrale, mais aussi intellectu­elle. Si une nappe ou l’histoire portée par une assiette ne se mangent pas, elles injectent au repas un supplément d’âme. L’ajout de produits chimiques, la mise en oeuvre de techniques chimiques ne sont qu’un moyen pour inventer ce récif neuf – de même que les effets spéciaux modifient la trame narrative d’un film, ou que les écrivains sculptent un propos par des jeux de mise en page et de typographi­e. Le chercheur Hervé This, physico-chimiste, directeur de l’équipe INRA (l’institut national de la recherche agronomiqu­e) de gastronomi­e moléculair­e, a très tôt réfléchi à cette conception de la cuisine: “À partir de 1980, je suis en quête de chefs qui font plus que changer les ustensiles ou les outils de leur art, mais qui s’interrogen­t aussi sur les techniques. En 1992, Philippe Conticini,

dans son restaurant La Table d’anvers, réalisait des glaces à l’azote, mais Ferran fut le premier, en 1994, à oser la formule de cuisine moléculair­e devant la presse, il parle de molecular cooking et il va opérer le glissement vers la molecular cuisine, c’est-à-dire que l’artistique fait partie intégrante de l’équation. Il a passé le cap de la technique pure.” Il faut relever l’importance des travaux de notre interlocut­eur, à l’image du témoignage d’arthur Le Caisne, auteur du remarquabl­e La cuisine, c’est aussi de la chimie : “Adrià a utilisé les travaux d’hervé This et de Nicholas Kurti, les inventeurs de la gastronomi­e moléculair­e. Pour rappel, la gastronomi­e moléculair­e est une science ÉTUDIÉE PAR DES SCIENTIFIQ­UES, CE N’EST PAS DE LA CUISINE. IL A UTILISÉ CES RECHERCHES SCIENTIFIQ­UES et a fait de la cuisine en déstructur­ant OU EN MODIFIANT LA STRUCTURE MOLÉCULAIR­E de certains aliments, d’où le terme de cuisine moléculair­e. Ces plats étaient très surprenant­s, mais on a souvent tu le fait que beaucoup de clients étaient malades après avoir dégusté ses préparatio­ns… Ce n’est pas tant Ferran Adrià qui a changé les choses, c’est Hervé This qui a ouvert une nouvelle voie pour travailler en cuisine. C’est à lui que revient tout ce changement. Adrià a simplement été un des premiers a s’en servir au quotidien dans un restaurant.” S’en servir, oui, mais de quoi précisémen­t? D’une gamme de gélifiants, émulsifian­ts, colorants, acidifiant­s (pour les amateurs: E 404, E 471, E 418…) – commercial­isés sous sa propre marque, Texturas – qui seront au centre de vives controvers­es, dans la droite lignée des historique­s combats rhétorique­s entre anciens et modernes. On notera qu’il échappa aux sanctions qui frappèrent son collègue en innovation­s culinaro-chimiques, Heston Blumenthal, qui dut en mars 2009 fermer son restaurant quinze jours, suite à des plaintes de clients, bien qu’ayant été innocenté de tous crimes lèse-estomac. Peu soucieux de ces problémati­ques, le New

York Times Magazine, le 10 août 2003, titrait “The Nueva Nouvelle Cuisine , How Spain Became the New France”. Toujours outreatlan­tique, insensible à notre vexation, alors que le restaurant s’apprêtait à fermer, le chef américain Mario Batali (534 000 abonnés à son compte Instagram disent sa notoriété) n’ira pas par quatre chemins (qui ne mènent donc pas tous à Rome, mais à Gérone) en le comparant à “Dalí, Casals, et Miró”. De cet enthousias­me hyperboliq­ue, on retient un point de convergenc­e: la capacité à regarder autrement son art. Arthur Le Caisne en convient, malgré les réserves que l’on verra: “Il a regardé les aliments d’une nouvelle façon et s’est tourné vers de nouvelles façons de travailler en cuisine. Par exemple, Yannick Alléno utilise beaucoup l’extraction de saveurs dans ses recettes.”

Des températur­es De – 20° c à + 65°c

Extraction, lyophilisa­tion, déshydrata­tion guidaient bien les gestes et les plats, mis sous tension par des jeux d’équilibre, de déséquilib­re plutôt – entre les températur­es, oscillant parfois entre les extrêmes que peut supporter le palais, de – 20°C à + 65°C… Le chef ne manquait pas une occasion de contredire les clichés, jusqu’à prendre le soin, en 2013, d’adresser au site Références (references­chr.com), un démenti: “Il me paraît clair aujourd’hui qu’à travers toutes les interviews que j’ai données, tout le ‘monde culinaire’ doit considérer que je suis le pionnier de la cuisine moléculair­e, ou le créateur ou encore son plus grand représenta­nt.[…] Cependant en réalité, je n’ai jamais dit, ni considéré que ma cuisine était moléculair­e […]. Alors si encore aujourd’hui, je reste considéré comme le pionnier de la cuisine moléculair­e, je tiens à être radical, je crois que ce n’est plus ni moins qu’une opération de marketing lancée par les médias… Même si aujourd’hui, je suis très intéressé par la connaissan­ce des PROCESSUS SCIENTIFIQ­UES QUI SE PRODUISENT lorsqu’on fait la cuisine… Si l’on parle de cuisiner, la recherche est un plus. La cuisine pour moi c’est connaître (histoire, techniques, les produits, la tradition, la modernité et les processus-recettes de cuisine), penser, ESSAYER, RÉFLÉCHIR, CRÉER ET AUSSI RECHERCHER.” Alors que les répliques du séisme faiblissen­t, au rythme alangui des travaux sur la fondation, que retenir de tout ce tremblemen­t ? “Ce qui était nouveau, c’était le côté technique, qui surprenait, juge Arthur

Le Caisne. On ne peut pas dire que Ferran Adrià ait réellement apporté quelque chose d’un point de vue artistique à la cuisine. Le travail de Ferran Adrià me fait penser à celui de Philippe Stark dans les années 1990-2000: tout était sur-designé, sur-travaillé, sans aller vers l’essentiel, ce que le designer reconnaît d’ailleurs lui même. Aujourd’hui, son design EST PLUS SOBRE, PLUS EFFICACE. Less is more… Je ne pense pas qu’il laissera une trace indélébile dans l’histoire de la gastronomi­e parce qu’il fait partie d’une époque artistique, plus que d’un mouvement de fond, comme l’a été la nouvelle cuisine, et parce qu’il n’a pas su s’en défaire, à l’opposé d’un Heston Blumenthal.”

 ??  ?? Avec le chef, les plats passent à l'épreuve des faits.
Avec le chef, les plats passent à l'épreuve des faits.
 ??  ??
 ??  ?? à gauche, le passage obligé à la découpe, ici de fruits exotiques. Ci-contre, la couverture du livre de Ferran Adrià, Juli Soler et Albert Adrià aux éd. Phaidon, paru en 2009. Toutes les photos du reportage proviennen­t de ce livre.
à gauche, le passage obligé à la découpe, ici de fruits exotiques. Ci-contre, la couverture du livre de Ferran Adrià, Juli Soler et Albert Adrià aux éd. Phaidon, paru en 2009. Toutes les photos du reportage proviennen­t de ce livre.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France