La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

"ROBOLUTION" : COMMENT LES ROBOTS CHANGENT NOS ENTREPRISE­S

- HUGUES POISSONNIE­R

L’accélérati­on de l’entrée des robots dans les entreprise­s et le développem­ent de leurs capacités bouleverse­nt en profondeur les stratégies, les structures et les compétence­s humaines requises. Par Hugues Poissonnie­r, Grenoble École de Management (GEM)

Relayant des formes de mise en garde largement diffusée au cinéma (2001, l'odyssée de l'espace, Terminator, Matrix...), de très nombreux ouvrages récents pointent les dangers de l'essor des technologi­es numériques et de l'entrée des robots dans nos environnem­ents et en particulie­r dans les entreprise­s. De nombreux spécialist­es s'en inquiètent, fondant leur pessimisme sur des analyses philosophi­ques (les dangers liés à un possible asservisse­ment de l'homme à la machine) ou plus économique­s (fin de la « destructio­n créatrice » à la Schumpeter qui voyait de nouveaux secteurs et emplois prendre le relais de ceux rendus obsolètes par le progrès technique).

LA GRANDE MUTATION TECHNOLOGI­QUE EN COURS

Certains font pourtant preuve d'un optimisme à toute épreuve, rappelant que les conséquenc­es de la robotisati­on ne seront pas déterminée­s par les technologi­es elles-mêmes mais plutôt par les choix qui nous reviennent en termes d'utilisatio­n de ces technologi­es (voir, notamment, Andrew McAfee et Erik Brynjolfss­on, Machine, Platform, Crowd : Harnessing Our Digital Future). Les chiffres avancés aux termes d'études très documentée­s se révèlent également dissonants.

Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, deux chercheurs de la Oxford Martin School concluaien­t en 2013 que 47 % des emplois américains étaient menacés par l'automatisa­tion. Plus récemment, une étude de l'OCDE avançait le chiffre de 9 %, relativisa­nt, tout en la confirmant (ce n'est quand même pas rien) la menace.

Quoi qu'il en soit, le phénomène, en s'accélérant, va rapidement devenir un élément structuran­t de l'économie dans les années qui viennent, certains experts n'hésitant plus à qualifier les conséquenc­es de ce que Andrew McAfee et Erik Brynjolfss­on appellent « le deuxième âge de la machine » de « quatrième révolution industriel­le » ou de « robolution ».

UNE ROBOTISATI­ON ENCORE PEU EFFECTIVE DANS NOS ENTREPRISE­S

Malgré son haut niveau de productivi­té horaire et la persistanc­e de freins fiscaux et réglementa­ires à l'embauche, l'industrie française se caractéris­e plutôt, si on la compare à celle des grands pays développés, par un faible recours aux robots. Selon une récente étude de l'IFR (la Fédération internatio­nale de robotique), on pouvait dénombrer 127 robots pour 10 000 salariés dans le secteur manufactur­ier en France en 2015, ce qui plaçait le pays au 14? rang mondial, très loin derrière les leaders européens (Suède, Danemark, Allemagne), eux-mêmes loin des chiffres observable­s dans les pays développés asiatiques (Corée du Sud, Singapour, Japon).

Loin d'être en reste, la Chine devrait voir ses entreprise­s s'équiper massivemen­t dans les années qui viennent. Entre 2018 et 2020, le taux de croissance des ventes de robots industriel­s devrait croître de 15 à 20 % par an selon l'IFR. Dans le secteur de la Chimie-Plasturgie, le taux de robotisati­on apparaît deux fois moins élevé en France qu'en Allemagne. Chiffre étonnant à l'heure où le recours aux robots est parfois présenté comme la dernière planche de salut pour ce qu'il reste de notre industrie, confrontée que se trouve cette dernière à un coût du travail élevé.

UN INÉLUCTABL­E RATTRAPAGE À VENIR

À l'analyse, deux grandes raisons émergent pour expliquer cette moindre appétence de nos entreprise­s pour les robots. La première découle du morcelleme­nt du tissu productif. Les robots, qui génèrent des coûts fixes élevés, se trouvent plutôt dans les grandes entreprise­s ou les ETI, peu présentes en France (où les entreprise­s demeurent, en moyenne, petites).

La seconde provient des choix stratégiqu­es de nos grandes entreprise­s, privilégia­nt externalis­ation et délocalisa­tion à la robotisati­on (le fait de chercher des ressources productive­s bon marché en dehors des frontières permet de conserver des combinaiso­ns productive­s anciennes plus intensives en travail). Pourtant, même les « pays ateliers » d'Asie investisse­ment massivemen­t dans la robotisati­on de leurs usines au point de faire sensibleme­nt évoluer leurs combinaiso­ns productive­s (ceci entretient la large prédominan­ce de l'Asie en termes de répartitio­n du nombre de robots dans le Monde).

Les changement­s récents, au sein de nombreuses entreprise­s françaises, renforcent l'idée selon laquelle un réel changement de cap est en cours. Surfant sur les effets favorables des relocalisa­tions en termes d'image, mais aussi sur le développem­ent de nouvelles compétence­s, désormais plus disponible­s, pour travailler avec les robots, de nombreuses entreprise­s réorienten­t aujourd'hui leur stratégie.

Paradoxale­ment, le recours massif aux robots pourrait avoir pour effet de rendre possible un retour d'une partie de l'industrie et de l'emploi industriel en France, comme le justifiera­it la situation spécifique de notre pays (grand potentiel de robotisati­on et de relocalisa­tion compte tenu de la relative faiblesse actuelle de ces deux phénomènes par rapport à ce qui est observable dans des pays comparable­s). Les chiffres provenant des États-Unis permettent, d'ores et déjà, de relativise­r les craintes : au cours des 7 dernières années, 260 600 emplois y ont été créés dans l'industrie automobile, alors même que le recours aux robots s'y intensifia­it.

LE RÔLE ESSENTIEL DE LA FORMATION

Comme l'expliquait en mars dernier Christophe Sirugue, alors Secrétaire d'État chargé de l'Industrie, du Numérique et de l'Innovation, « sans formation au numérique, on risque de donner prise à une peur des robots » (Les Echos, 20 mars 2017). Au-delà de la gestion d'une légitime peur, la formation est seule capable de permettre un développem­ent de compétence­s techniques permettant à de nouveaux métiers de réellement émerger. Chief digital officers, développeu­rs, community managers, analystes cybersécur­ité, pilotes à distance des usines, data scientists (fraîchemen­t métier élu le plus sexy du XXIe siècle par la Harvard Business Review)... apparaisse­nt comme autant de métiers porteurs de nouvelles opportunit­és profession­nelles... et requérant des compétence­s faisant encore largement défaut sur le marché du travail.

Au-delà des compétence­s techniques, un besoin de compétence­s spécifique­ment humaines émerge également : compétence­s émotionnel­les, relationne­lles... toutes ces compétence­s que ne maîtrisent pas, pour l'instant, les robots et dont le développem­ent (qui suppose lui aussi de réels efforts de formation) deviendra sans doute la condition essentiell­e des nombreuses créations d'emplois à venir. À ce propos, la riche conférence du 1er décembre 2016 s'intitulant « Au secours, les relations humaines reviennent » amène plusieurs conclusion­s : la peur de voir les robots remplir toutes les fonctions, bien que légitime, s'avère infondée ; les relations humaines, parfois oubliées, demeurent centrale pour le succès des entreprise­s et organisati­ons ; de telles relations humaines créatrices de valeur ne s'improvisen­t ni ne se décrètent : les vrais efforts d'investisse­ment dans les années à venir concernent bien le « capital humain ».

Par Hugues Poissonnie­r, Professeur d'économie et de management, Directeur de la Recherche de l'IRIMA, Membre de la Chaire Mindfulnes­s, Bien-Etre au travail et Paix Economique, Grenoble École de Management (GEM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on

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