Enquête : les nouveaux cow-boys de l’espace.
Les nouveaux cow-boys de
APRÈS AVOIR TISSÉ LEUR TOILE, GRANDS PATRONS DU NET ET MILLIARDAIRES ENTREPRENEURS SE LANCENT DANS LA CONQUÊTE SPATIALE. LEUR OBJECTIF : ENVOYER L’HOMME SUR MARS ET DÉFRICHER UN NOUVEAU MONDE.
DE MÉMOIRE D’ASTRONAUTE, ON N’AVAIT ENCORE JAMAIS VU ÇA : UNE TRIBU DE GEEKS HURLANT de joie devant l’exploit du dernier joujou à plusieurs milliards. Barbes de hipster, sweats à capuche et cool attitude de circonstance… En avril dernier, devant l’écran géant du siège californien de SpaceX, le groupe d’Elon Musk, on ne fêtait pas le lancement du dernier smartphone ou du concurrent de Pokémon Go. Le premier étage de la fusée Falcon 9 venait de revenir sur Terre après une miss i on r éussie, s e posant pour l a première f ois avec succès sur une barge d’atterrissage au l arge de cap Canaveral. À la performance technologique, ajoutez l e show au f ormat de l ’ époque. Bienvenue dans l e New Space, ce mouvement venu du secteur privé et à l’origine d’un nouvel essor.
La conquête spatiale ? Fini, l’image de l’ingénieur en blouse blanche ou du capitaine d’industrie en cravate. À l’instar de leurs jeunes troupes sorties majors des meilleures promotions, de nouveaux aventuriers font voler en éclats tous les poncifs. Milliardaires ( ou multimillionnaires) et leaders i ncontestés du numérique, l es plus emblématiques s’appellent Elon Musk (ex-Pay-Pal), Jeff Bezos (Amazon) ou encore Paul Allen (Microsoft) et ils rêvent d’apporter leur pierre à la conquête des cieux. Il aura fallu moins de dix ans à Elon Musk, le plus dingue d’entre eux, également pdg des berlines électriques Tesla, pour parvenir, en pleine débâcle de la NASA (devenue dépendante de la Russie pour le transport de ses astronautes depuis l’échec de Columbia), à devenir le premier challenger privé digne de considération. Dans le même élan, il a réussi à bouleverser le marché, à réinventer le business model (son groupe SpaceX construit toutes ses machines à partir de zéro) tout en réduisant les coûts. Les revers- le 1er septembre, une fusée Falcon 9 de SpaceX a explosé sur son pas de tir au cap Canaveral, un vrai coup dur pour le groupe – font partie de l’aventure ; et s’inscrivent dans les difficultés de l’industrialisation, après la période enthousiaste de la découverte…
C’EST DÉJÀ DEMAIN
Porteurs de rêve à l’époque de Youri Gagarine et de Neil Armstrong, les pionniers d’hier n’ont jamais paru aussi essoufflés : « Les jeunes recrues hésitent entre rire et larmes en découvrant l’état des machines russes », décrit Ashlee Vance, l’auteur de l’excellente biographie d’Elon Musk parue cet hiver (éd. Eyrolles). « SpaceX est le lieu branché où une industrie sérieuse acclimate les agréments de la Silicon Valley – glaces au yaourt, stock-options, décisions rapides et organigrammes horizontaux », poursuit-il. Elon Musk envisage de coloniser Mars dès 2024 ? Tous les avis conver-
gent vers la dimension visionnaire du personnage. En France, la stratosphère politique et industrielle en a pris bonne note. De Manuel Valls, qui a potassé cet été le rapport « Open Space » qui lui avait été remis fin juillet, au très sérieux Jean-Yves Le Gall, président du Centre national des études spatiales ( Cnes), qui écrit dans le dernier « Cnesmag » : « Envisagée il y a encore six mois pour 2040-2050, la mission habitée vers Mars est en train de se rapprocher à une vitesse vertigineuse. » Comprendre : c’est pour demain, et le secteur spatial bleu-blanc-rouge doit s’adapter. Objectif 2020, et le nouveau lanceur Ariane 6.
De fait, la concurrence du New Space pèse de plus en plus lourd : 21 milliardaires et 50 sociétés d’investissement en capital-risque ont injecté 18 milliards de dollars en 2015, soit plus que les quinze années précédentes cumulées, selon « Open Space ». Et l’on vise de plus en plus haut. Suivi par le Californien Dennis Tito ou le Néerlandais Bas Lansdorp, Elon Musk espère raccourcir de six à trois mois la durée du voyage vers Mars grâce à sa fusée Falcon Heavy, qui sera prête l’an prochain, la plus puissante du monde. Toujours aux manettes de son projet de tourisme suborbital, l’étincelant Richard Branson poursuit l’élaboration de son SpaceShip Two. Idem pour le New Shepard de Jeff Bezos, tandis que le roi de l’immobilier Robert Bigelow étudie un programme d’hôtel spatial. Le multimilliardaire russe Iouri Milner parle, lui, d’envoyer un vaisseau hors du système solaire. Résultat de cette course de richissimes : à partir de 2018, la fréquence des vols habités va s’intensifier.
DU RÊVE À LA RÉALITÉ
« Depuis le mythe d’Icare, les êtres humains rêvent d’un avenir meilleur ailleurs que sur la Terre, explique Jacques Arnould, chargé de mission pour les questions éthiques au Cnes. Il faut attendre Galilée pour entrevoir le début de la conception de l’astronautique. À partir du XVIIe siècle, l’imaginaire de l’homme va se projeter dans l’espace. C’est le début des grands récits d’exploration. » Mais tandis que l’industrie spatiale s’est forgée dans un contexte de guerre froide, Barack Obama, en 2009, à travers les travaux de la commission Augustine, rebat les cartes et revoit de fond en comble les missions : fini, les rêves lunaires de l’État ; l’industrie spatiale doit s’ouvrir à la concurrence. Le New Space est né. « Quand Musk dit qu’il veut aller sur Mars, il met tout en oeuvre pour
y parvenir, poursuit Jacques Arnould. Dans la lignée des ingénieurs de l’époque de Galilée, il est porté par sa vision. Ce qui change ? Ces hommes du New Space défrichent de nouvelles frontières avec les méthodes entrepreneuriales du moment. Peu importent les échecs. Et cette évolution soulève de nouvelles questions d’éthique. »
L’ODYSSÉE DU NET
Car Mars est en quelque sorte l a planète qui cache l a forêt.« L’enjeu, à l’échelle mondiale, c’est la complète maîtrise de l’information. Or, l’espace joue un rôle-clé, à travers le marché des satellites notamment. Ceux qui investissent aujourd’hui dicteront les règles demain », résume Xavier Pasco, de la Fondation pour la recherche stratégique. En dix ans, ce marché juteux a explosé : de 60 à 200 milliards de dollars, d’après Ashlee Vance. Rappelons que ces Musk, Bezos et Allen viennent du monde des nouvelles technologies… Entourés d’une nuée de start-up principalement américaines, les majors de l’Internet participent à ce bras de fer. « Sur la liste, il y a aussi Google, qui a envisagé de lancer sa propre constellation de satellites, Samsung encore, poursuit l’expert. Le projet le plus avancé dans les télécommunications est celui de OneWeb, mené par l’Américain Greg Wyler allié à Airbus : fournir un accès Internet à tous et à faible coût grâce à 900 satellites. » Un Internet qui permettra d’équiper les régions les plus reculées. L’Antarctique ou l’Afrique subsaharienne, bien sûr, mais pas seulement. Pour Elon Musk, c’est évident : l’Internet spatial ira aussi sur Mars.