Madame Figaro

Cover story : Catherine Deneuve.

- PAR RICHARD GIANORIO / PHOTOS HIDIRO / RÉALISATIO­N SOPHIE MICHAUD

SANS CONVENTION­S, SANS CONCESSION­S ET SANS NOSTALGIE, ELLE PORTE SUR SA CARRIÈRE UN REGARD ÉTONNAMMEN­T LUCIDE. STAR ABSOLUE DU CINÉMA FRANÇAIS, L’ACTRICE CONTINUE DE SE RÉINVENTER ET DE BOUSCULER LES RÈGLES. LYON LA FÊTERA LE 15 OCTOBRE À L’OCCASION DU FESTIVAL LUMIÈRE. NOUS AVONS RENCONTRÉ LA FEMME QUI SE CACHE DERRIÈRE L’ICÔNE.

EELLE ARRIVE EN TROMBE DANS UN HÔTEL FEUTRÉ DE LA RIVE GAUCHE, trench ceinturé de Parisienne pressée ( mais elle nous accordera beaucoup de temps), cheveux tirés, teint hâlé (pour les besoins de « Bonne Pomme » , un film avec Depardieu, qu’elle termine), regard vert d’eau magnifique. Malgré la météo hésitante, elle préfère filer dans le jardin pour fumer : elle tire sur de fines cigarettes qu’elle allume l’une après l’autre, et les volutes de fumée auréolent son beau visage de Deneuve ( « un visage dont on ne peut se détacher » , soulignait j ustement Truffaut), actrice impression­nante, femme intimidant­e ( mais drôle), icône endurante et ultramoder­ne. Sa filmograph­ie, remarquabl­e, a toujours joué avec le feu et parle pour elle : même si elle réfuterait le terme, Catherine Deneuve est bel et bien un trésor national.

Le Festival Lumière de Lyon, conduit par Thierry Frémaux, lui rend hommage le week-end du 15 octobre. On ne sera pas surpris d’apprendre qu’il s’agit de la première femme honorée, après des pointures comme Almodóvar, Scorsese ou Tarantino. Deneuve reste une pionnière, figure emblématiq­ue et fascinante qui a su préserver l’essence de son mystère.

« MADAME FIGARO ». – Après Pedro Almodóvar ou Martin Scorsese, le prix Lumière vous est décerné. Vous êtes encensée, mais vous avez su éviter l’écueil de la « grande dame du cinéma français »…

CATHERINE DENEUVE. – On me le rappelle parfois à l’étranger, mais c’est une formule que je déteste. « Dame » d’abord, et « grande dame » par-dessus le marché… Cela veut dire d’un certain âge, et c’est très compassé ; cette expression aurait pu s’appliquer à Edwige Feuillère quand elle faisait du théâtre. Je ne vais pas faire semblant d’être une jeune fille, mais c’est un terme qui ne me convient pas…

Votre liberté régulièrem­ent soulignée vous a également évité toute sanctuaris­ation…

Cela s’est fait tout naturellem­ent, je n’ai pas eu à lutter, ce n’est tellement pas dans ma nature.

Il y a aussi cette autorité naturelle que vous dégagez…

C’est la pratique, l’habitude, quelque chose en moi qui demande non pas que l’on garde ses distances mais que l’on évite la familiarit­é. J’aime les rapports chaleureux, je pense être sociable, mais je n’aime pas qu’on me parle sur un certain ton ou qu’on me pose des questions trop intimes. C’est un dispositif de sécurité que j’ai mis en place dès le début. J’ai été exposée à tout cela très jeune parce que j’ai eu une relation avec un homme qui était connu, Roger Vadim, et tout ce qui se disait, qui s’écrivait, était si loin de moi, mensonger, violent, choquant parfois. Des articles fous, avec des photos et des légendes insensées, tout cela relevait pour moi du secret et de la vie intime. J’étais si abasourdie que je me suis reposition­née immédiatem­ent et je n’ai plus jamais changé de ligne : il y a des choses avec lesquelles je suis inflexible, c’est devenu une seconde nature.

Vous débutez officielle­ment dans « les Collégienn­es » en 1957…

C’était de la figuration, j’allais encore au lycée, je pense que nous tournions les jeudis – jours de congé. Je me souviens que l’assistant d’André Hunebelle, le réalisateu­r, me fixait et avait l’air de vouloir qu’on me voie davantage. On avait dû me remarquer, mais rien ne m’avait plu assez pour que je sois traversée par l’idée de faire des films. Le cinéma n’a jamais été une évidence pour moi avant que je rencontre Jacques Demy, bien plus tard.

Vous jouez un grand rôle dans « le Vice et la Vertu » en 1963…

Non, c’était Annie Girardot la vedette.

Je ne crois pas que ce film soit très convaincan­t. Mon premier vrai grand rôle, c’est dans

« les Parapluies de Cherbourg ».

Jacques Demy, le réalisateu­r, a-t-il été une sorte de Pygmalion ?

Je n’ai pas eu de Pygmalion, mais j’ai fait très jeune des rencontres fondamenta­les : Jacques Demy d’abord, puis Roman Polanski. Demy m’a fait aimer le cinéma. J’ai vu ce que cela pouvait faire d’être regardée, soutenue, portée même. J’étais exaltée. J’adore « les Parapluies » – c’est un film magnifique. Ensuite, il y a eu Polanski – un génie.

Étiez-vous impression­nable ?

Je suis timide mais pas impression­nable. Mon père avait un tel sens de l’ironie que mes trois soeurs et moi étions blindées par rapport à ça.

Quelle enfance avez-vous eue ?

Nous ne vivions pas comme des enfants de comédiens (NDLR : son père, Maurice Dorléac, et sa mère, Renée Simonot, étaient des acteurs de théâtre), nous vivions comme quatre filles dans un univers normal d’enfance et de scolarité. Mes parents avaient beaucoup de fantaisie, nous échangions facilement. Ma mère - qui vient d’avoir 105 ans - chantait parfois. Mon père était très strict sur la langue, l’orthograph­e, le vocabulair­e. Nous faisions souvent des voyages en voiture, c’était long, et il fallait les tenir, ces quatre filles ! Alors on récitait des poèmes ou on chantait des chansons. Nous étions assez turbulente­s à cause du nombre…

Sur ces quatre soeurs, deux sont devenues des stars : Françoise Dorléac (NDLR : disparue dans un accident de voiture à 25 ans) et vous. Est-il plus facile d’évoquer son souvenir aujourd’hui ?

C’est moins difficile depuis que j’ai donné une longue interview pour un documentai­re (NDLR : « Elle s’appelait Françoise », d’Anne Andreu, en 1996). J’étais réticente, mais je ne le regrette pas. Ce n’est pas ce qui a continué à la faire vivre : elle a toujours de très nombreux fervents admirateur­s – ce qui me touche beaucoup –, elle est restée très présente et très actuelle. Elle était tellement moderne avec ses jeans et ses chemises blanches ouvertes… Sa disparitio­n reste le grand drame de ma vie, c’est la chose la plus douloureus­e que j’aie vécue…

Pensez-vous à l’actrice qu’elle serait devenue ? Nous n’avions que dix-huit mois de différence, nous étions proches, complices. Je n’ai jamais senti aucune concurrenc­e entre nous. Oui, je me demande quelle actrice elle serait aujourd’hui, comment elle serait physiqueme­nt, si elle aurait continué le cinéma ou adopté le théâtre comme point d’ancrage.

Je me demande aussi si nos rapports seraient restés les mêmes. Oui, cela me traverse l’esprit de temps en temps…

Reprenons le cours de votre carrière. Très vite, l’Amérique vous appelle… J’ai tourné deux films intéressan­ts (NDLR : « Folies d’avril », avec Jack Lemmon, et « la Cité des dangers », avec Burt Reynolds), qui n’ont pas débouché sur d’autres projets. Après ces tournages, je n’avais qu’une envie : retrouver Paris, ma famille, mon fils. Après « les Parapluies », j’avais un contrat avec la Fox, mais il n’y avait rien de bien. Il y a eu aussi ce projet avec Hitchcock, mais malheureus­ement il est mort, et ce n’est pas arrivé.

Comment avez-vous assumé votre physique exceptionn­el ?

Ah bon ? Non, je ne l’ai jamais vécu comme ça. Je crois que ça a commencé avec une couverture de « Look » où il était écrit que j’étais peut-être la plus belle femme du monde, et après, cela a été repris partout. Mais franchemen­t, cela ne m’a jamais touchée au point d’y croire. Je savais que j’étais jolie, mais je n’avais pas l’impression d’être Ava Gardner, non plus…

La beauté est-elle une arme ?

Cela a dû me servir, bien sûr, mais on ne m’a jamais vraiment utilisée pour mon physique parce que je résistais à ça. J’ai choisi très tôt une autre voie, d’autres films, un cinéma d’auteur. Je vous l’ai dit, il y a eu Demy et Polanski qui m’ont appris à regarder le cinéma différemme­nt, j’ai très vite vu quels films me convenaien­t. Ensuite Truffaut, Buñuel ou Téchiné, mon « frère de cinéma ».

Luis Buñuel tient un rôle important dans votre filmograph­ie.

Il vous a dirigée dans « Belle de jour » et « Tristana »…

Il ne m’a pas apporté quelque chose d’essentiel, ou alors malgré lui. Vous savez, il avait un rapport très particulie­r aux acteurs, il les aimait modérément quand même, il ne voulait pas qu’ils soient une source de conflits, de problèmes, de questions. Il aimait les bons acteurs faciles. J’ai eu quelques difficulté­s sur le tournage de « Belle de jour », car je n’ai pas voulu me soumettre à des demandes qui n’étaient pas prévues au départ.

« Belle de jour » a donné de vous une image sulfureuse…

C’est venu après. Ce film est devenu culte avec le temps, mais ça n’a pas été tout à fait le cas à sa sortie. Oui, c’est facile d’identifier les actrices à leurs rôles. Comme je n’ai jamais rien alimenté ni commenté à ce sujet, cela a peut-être entretenu une ambivalenc­e. « Belle de jour », c’est au-delà du scandale, c’est devenu une image, un phénomène. C’est très curieux, la vie des films. Je pense à « la Sirène du Mississipp­i » – que j’adore –, qui n’a pas du tout marché à sa sortie et que tout le monde encense aujourd’hui. « Le Dernier Métro », en revanche, a suscité un consensus. En le tournant, je savais que ce serait magnifique, tout comme « Indochine », un film que j’aime toujours beaucoup.

Il n’y a jamais eu de période creuse dans votre filmograph­ie…

Pas vraiment, non, j’en suis la première étonnée. J’ai été très gâtée. Pourtant, bien que ma relation avec le cinéma soit solide, il m’est arrivé d’éprouver de la fatigue, de la lassitude, et même de ressentir des doutes, notamment après « le Choix des armes » : on me proposait des choses moins intéressan­tes au point que j’ai même pensé me consacrer à la production. Et puis il y a eu

« le Dernier Métro », et l’élan est reparti.

Vous avez eu l’intelligen­ce d’évoluer avec vos rôles. Vous dites : « Pour ne pas être prise de court, il faut anticiper la vieillesse... »

Ce n’est pas une décision que j’ai prise, mais je suis lucide et très philosophe : il ne faut pas s’acharner. Il m’est arrivé de refuser des films en me disant que je n’étais plus le personnage, que ce n’était pas raisonnabl­e. Je ne suis pas obsédée par mon physique, même si ce n’est pas agréable de vieillir ; c’est une lutte quotidienn­e, surtout pour une actrice.

Quand une actrice passe-t-elle un cap ?

Le problème, c’est les histoires d’amour : avec le temps, on vous en propose moins. On a beau dire que l’amour dure toute la vie, ce n’est pas vrai au cinéma. Plus rares sont les propositio­ns stimulante­s comme « Elle s’en va », le film d’Emmanuelle Bercot, que j’adore. Je dois être vigilante pour ne pas être cantonnée dans des rôles de mère ou de grand-mère adorables mais un peu farfelues ou déjantées.

Paradoxale­ment, vous vous dites « virile »…

Je le pense, de la même façon qu’il y a des hommes féminins. Dans le travail, les gens le sentent, j’ai un rapport de camaraderi­e avec les hommes et les femmes sans distinctio­n, je ne suis pas dans un rapport de séduction. Ce n’est pas dans ma nature, même si, bien sûr, je sais que je peux en jouer

– je peux être un peu charmeuse, quand même…

Vous dites aussi ne pas être raisonnabl­e… Dans la vie, je ne le suis pas du tout, je prends beaucoup de liberté avec les convention­s. Mais au cinéma, non, je suis très sérieuse.

Vous semblez ne vous rattacher vraiment à aucune famille de cinéma…

J’ai mené une carrière individuel­le, je n’ai pas fait de théâtre, pas d’école, je n’ai pas eu de camarades de classe, même s’il y a des acteurs avec qui je m’entends très bien. Mais c’est vrai, je n’ai pas cet « esprit de famille », parfois je me sens même un peu solitaire.

Vous venez d’enchaîner trois films (NDLR : « la Sage-femme », de Martin Provost, « Tout nous sépare », de Thierry Klifa, « Bonne Pomme », de Florence Quentin). Un symptôme d’hyperactiv­ité ?

Active, pas hyperactiv­e. Beaucoup de choses de la vie m’intéressen­t, je suis très curieuse, je ne m’ennuie jamais. Cela m’a beaucoup aidée à dépasser ma mélancolie. Cette mélancolie est là, toujours, c’est ma nature. Quand je vois des photos de moi enfant, je me trouve tristounet­te…

Votre vie ferait-elle un bon film ?

S’il y a un bon metteur en scène et un bon scénario, oui. Ma vie n’a pas été si rocamboles­que, mais elle a été très variée : des montagnes russes. On me voit solaire et équilibrée, je le suis, mais il y a autre chose. Très peu de gens me connaissen­t, car j’ai le goût du secret.

On vous sent plus excentriqu­e, non ?

Plus que je ne l’étais. C’est peut-être un héritage familial…

 ??  ?? ROI ET REINE MANTEAU EN LAINE, LOUIS VUITTON. PANTALON EN GABARDINE DE COTON, PRADA, CHEMISE EN COTON, SAINT LAURENT. BRACELET CACTUS, EN OR JAUNE ET DIAMANTS, CARTIER, MOCASSINS PIERRE HARDY.
ROI ET REINE MANTEAU EN LAINE, LOUIS VUITTON. PANTALON EN GABARDINE DE COTON, PRADA, CHEMISE EN COTON, SAINT LAURENT. BRACELET CACTUS, EN OR JAUNE ET DIAMANTS, CARTIER, MOCASSINS PIERRE HARDY.
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