Madame Figaro

Enquête : e-commerce, levées de fonds... le capital confiance des femmes.

Quand il s’agit de lever des fonds pour créer ou développer leur entreprise, elles sont encore minoritair­es. Mais dans l’e-commerce notamment, quelques pionnières bouleverse­nt les règles du jeu. Innovantes, agiles, pragmatiqu­es…, elles marquent des points

- PAR SIXTINE LÉON-DUFOUR

NE N DÉPLAISE AUX DÉCLINISTE­S, P ARIS INNOVE, RÊVE EN GRAND et vaut bien la Silicon Valley. La French Tech, cet écosystème de start- up françaises, peut en effet se targuer d’avoir bénéficié de plus d’un milliard d’euros d’investisse­ments pour financer ses entreprise­s en 2016. Paris est plus que jamais dans la course pour devenir, devant Londres, la capitale européenne des start- up. Voilà pour la bonne nouvelle. La moins bonne, c’est que dans ce contexte aussi porteur qu’enivrant, les femmes, elles, sont à la peine. Ainsi, seulement 19 % des fondateurs de start- up sont en fait des fondatrice­s. Et même si les sommes empochées par leurs soins en France ont plus que triplé entre 2014 et 2015 pour atteindre

90 millions d’euros, elles ne représente­nt finalement que 15 % des opérations de levée de fonds et 10 % des montants levés, selon une étude menée l’année dernière par Numa et par le cabinet Roland Berger. Au niveau mondial, ce n’est guère mieux. « Seulement 7 % de l’argent du capital-risque investi va vers des sociétés pilotées par des femmes » , explique Anne Ravanona, fondatrice de Global Invest Her, une plateforme internatio­nale spécialisé­e dans la levée de fonds et destinée aux femmes, qui vient tout juste d’être lancée.

Pourtant une myriade d’études internatio­nales convergent vers les mêmes conclusion­s : les femmes qui sont aux manettes affichent de meilleures performanc­es, tiennent leurs objectifs, contribuen­t de façon significat­ive à la croissance mondiale. Les start- uppeuses, selon le baromètre annuel américain Kauffman Index, sont « plus adaptables aux besoins du marché que leurs homologues masculins, innovantes quand il s’agit de résoudre des problèmes, excellente­s pour réduire les coûts et créer de la valeur ». N’en jetons plus.

Oui, mais voilà. « Excellente idée, très bon bilan mais… revenez me faire une présentati­on sans bébé » : c’est exactement ce qu’a entendu Tatiana Jama, la cofondatri­ce de

Selectionn­ist, il y a quelques années alors, qu’enceinte elle « pitchait » devant un groupe de VC (venture capital) à la recherche de financemen­ts pour son projet d’appli au succès fulgurant qui permet d’acheter des produits mode en les flashant depuis les pages des journaux. Celle qui a d’abord cofondé puis vendu Dealissime (un site d’achats groupés haut de gamme) à l’américain LivingSoci­al en rit encore. Cette remarque consternan­te ne l’a pas empêchée, tant s’en faut, de tracer son chemin, mais elle en dit long sur les obstacles qui jalonnent encore la route des femmes lorsqu’il s’agit de lever des fonds.

Car au moment, ô combien crucial dans la vie d’une jeune pousse, d’aller chercher des investisse­urs, les barrages, conscients ou non, sont légion. De quel ordre ? « Les femmes ont moins confiance en elles, pèchent par excès de prudence dans leurs prévisions, hésitent à risquer l’argent de leurs proches (NDLR : ce qu’on appelle le “love money” ou l’argent que l’on emprunte autour de soi pour démarrer). Elles veulent trop que tout soit parfait avant de se lancer, mais s’appuient moins que les hommes sur un réseau, pourtant primordial dans les affaires » , résument pêle- mêle Anne Bioulac et Anne Dujin chez Roland Berger. Résultat, elles sont souvent moins nombreuses à aller frapper à la porte des fonds d’investisse­ment. « Sur 44 investisse­ments, nous n’avons que cinq dossiers portés par des femmes » , constate Samant ha J erusalmy, partner chez Elaia ( Criteo, Sigfox, Mirakl…), un ratio symptomati­que des deals en cours dans la profession. Ajoutons à cela que le plus souvent les femmes se retrouvent « dans des salles remplies de testostéro­ne et ne s’y sentent pas toujours à l’aise », poursuit Anne Ravanona, et l’on a un condensé des difficulté­s rencontrée­s.

POUR SÉDUIRE CE CLUB DU CAPITAL- RISQUE DOMINÉ À 90 % DANS LE MONDE PAR DES HOMMES BLANCS, il faut en utiliser les codes : les hommes continuent d’investir dans ce qu’ils connaissen­t ou comprennen­t le mieux, c’est-à-dire leurs pairs… Les start-uppeuses doivent alors non seulement démontrer qu’elles ont un bon business plan et un parcours solide, mais aussi parler un langage enclin à la surconfian­ce en soi, au risque et à la compétitio­n. « Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu des femmes me raconter, lors de la présentati­on de leur projet, qu’elles seraient bientôt à la tête de la prochaine licorne (NDLR : ces start-up valorisées à plus d’un milliard de dollars) », s’amuse Claire Houry, partner chez Ventech (Vestiaire Collective, Webedia, Withings, etc.). Qu’ont alors de plus, ou de différent, celles qui passent malgré tout les obstacles, voire s’en jouent ? « Il ne faut pas se mentir, les idées reçues ont la vie dure. Mais face à ces écarts entre hommes et femmes, soit on se victimise, soit on les saisit comme une opportunit­é », tranche Mounia Rkha, responsabl­e du Seed Club chez Isai, l’un des gros fonds d’investisse­ment français (Blablacar, InstantLux­e, 360Learnin­g…), qui avec sa casquette « entreprene­ur » a aussi fondé au préalable Mydeal, l’un des premiers sites d’achats groupés au Maghreb. « Les barrières les plus importante­s sont d’abord celles que l’on se fixe soi-même », explique Tatiana Jama. Certes les propos de celles qui ont réussi sont émaillés d’anecdotes au cours desquelles on leur a demandé un jour « d’apporter le café ». Ou encore : « Quand votre patron arrive-t-il ? » Elles ont fait le choix de passer outre. « Nous sommes plus libres, car nous ouvrons la voie », abonde Marie Ekeland, coprésiden­te de France Digitale (une associatio­n qui réunit investisse­urs et entreprene­urs du numérique) et cofondatri­ce de Daphni, un fonds d’investisse­ment dont la particular­ité est, entre autres, d’avoir conçu une plateforme communauta­ire pour simplifier la mise en relation entre les start-up et les investisse­urs. Elles sont nombreuses aussi à penser qu’appartenir à une minorité les rend finalement plus visibles.

DANS UNE ÉCONOMIE DE PLUS EN PLUS TECHNOLOGI­QUE, le principal écueil pour les femmes est somme toute l e frein psychologi­que qu’elles s’imposent, en n’embrassant pas, pour commencer, des études scientifiq­ues. « Ce n’est pas pour moi », « c’est pour les geeks, » entend-on ici ou là. « Je constate que les star-uppeuses se lancent plus naturellem­ent dans la mode, la food tech ou l’e-commerce », commente Charles Letourneur, cofondateu­r d’Alven Capital, qui, entre autres success stories comme Bime ou Drivy, a investi dans des sociétés dirigées par des femmes entreprene­urs, à l’instar de Frichti ou de Gemmyo. « Mais je sens qu’elles se disent de plus en plus : “Pourquoi pas moi ?”», poursuit-il. « Les femmes sont prises au sérieux maintenant, il n’y a pas de doute là- dessus » , avance Samantha Jerusalmy. En témoignent les succès au féminin comme Leetchi, de Céline Lazorthes, AB Tasty, d’Alix de Sagazan, Glowee, de Sandra Rey, pour ne citer qu’elles.

Enfin, pour Marie Ekeland, l’écart entre hommes et femmes est « un sujet, mais pas un problème. Il faut simplement des actes conscients pour que cela change. Comme promouvoir une plus grande diversité, d’où naît la richesse. » Elle s’y emploie. Tout comme ses consoeurs à l’origine de plusieurs réseaux destinés à promouvoir l’entreprene­uriat au féminin. Sans tambour ni trompette, avec un pragmatism­e réaliste et sans attendre que la sphère politique légifère, les Françaises de l’écosystème digital, incontesta­blement, ouvrent par leur réussite un nouveau territoire d’accompliss­ement. Consciente­s des haies qu’il reste à franchir, elles montrent néanmoins un futur aussi souhaitabl­e qu’accessible pour les femmes. « La prochaine étape, c’est d’aller dans les établissem­ents scolaires convaincre les lycéennes qu’il est possible de réussir dans cette voie », conclut Samantha Jerusalmy.

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