Madame Figaro

Pause philo : « L’informatiq­ue sauvera-t-elle le monde ? », par Mark Alizart.

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On prête souvent à Malraux cette phrase : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Pour l’essentiel, cette phrase se laisse comprendre comme une prédiction selon laquelle la religion nous sauvera du matérialis­me. Le mot « spirituel » permet cependant de l’entendre en un sens différent : c’est que le XXIe siècle sera le siècle de « l’esprit », ou il ne sera pas.

Au sens premier d’« intelligen­ce », l’esprit est une faculté d’analyse et d’abstractio­n qui passe pour antagonist­e à la vie spirituell­e. Cette dernière s’accomplit dans la synthèse et l’unité : elle aspire au sentiment de l’« unio mystica » entre l’âme et son créateur. C’est pourquoi l’informatiq­ue, qui est si pleine d’« intelligen­ce », en ce sens étriqué, inquiète. Avec sa façon de tout découper de manière binaire, en 0 et en 1, elle est au plus loin d’une expérience sensible et spirituell­e.

Il existe pourtant un autre sens du mot « esprit ». Dans toutes les grandes religions, toutes les cosmogonie­s, les termes « esprit », « âme » et « souffle » sont synonymes, et ils désignent d’abord une puissance d’animation de la nature. L’esprit est ce qui « informe » les êtres, les fait venir à l’existence et les guide dans leur

croissance. Il est ce qui donne son unité et son dynamisme au monde. D’ailleurs, il est écrit dans les Évangiles que l’esprit est « saint », et que Dieu est « Logos » et « Verbe ». Cet autre sens du mot « esprit » peut nous amener à envisager l’informatiq­ue autrement. L’informatiq­ue ne se réduit pas aux ordinateur­s, en effet. Nous savons depuis les années 1950 qu’il existe des programmes dans nos cellules, encapsulés dans l’ADN. Nous savons que notre cerveau calcule en permanence. Nous savons même que les particules élémentair­es calculent. La physique quantique nous a appris que l’informatio­n est une grandeur fondamenta­le du monde, au même titre que l’énergie. À cette aune, l’informatiq­ue apparaît donc comme une résurgence moderne du « souffle » des vieilles religions.

Il y a, bien sûr, beaucoup de gens qui pensent que l’informatiq­ue est un instrument qui a pour seule vocation d’asservir encore davantage la nature, et sans doute peut-elle être employée à cela. Qui sait cependant si l’informatiq­ue ne va pas aussi nous permettre d’éprouver le « sentiment océanique » de l’existence dont Romain Rolland parlait à Freud, en nous permettant de percevoir à nouveau l’unité de la nature ? Elle formerait dans ce cas la base d’une nouvelle écologie, d’une nouvelle « écosophie », et le socle de la spirituali­té qui nous manque tant, justement. Alors, on pourrait dire peutêtre : « Le XXIe siècle sera informatiq­ue ou ne sera pas. »

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