Madame Figaro

Décryptage : les gourous du désordre, ardents défenseurs de la pagaille imaginativ­e.

AVANT, IL Y AVAIT LES DONNEUSES D’ORDRE, ÉGÉRIES D’UN ART DU RANGEMENT FONDAMENTA­L. DÉSORMAIS, LA RÉSISTANCE S’ORGANISE. IL VA FALLOIR COMPTER AVEC LES GOUROUS DU DÉSORDRE, ARDENTS DÉFENSEURS DE L A PAGAILLE IMAGINATIV­E.

- PAR VALÉRIE DE SAINT-PIERRE / ILLUSTRATI­ON ANTOINE KRUK

CCERTAINS D’ENTRE NOUS VIENNENT DE PASSER DEUX ANNÉES DIFFICILES ! On veut parler ici d’une tribu qui a pris très cher, comme disent les jeunes : les désordonné­s chroniques (ou occasionne­ls, d’ailleurs), les bordélique­s patentés et autres as du bazar. À la tête de ce lobby de l’ordre triomphant, la diabolique Marie Kondo et son best-seller aux 12 millions d’exemplaire­s « la Magie du rangement ». Elle a été suivie, depuis, d’une flopée de dames dévouées ayant flairé le filon. Elles se sont souvent autoprocla­mées elles aussi gourous du rangement, un terme qui en dit long sur notre niveau avancé d’intoxicati­on idéologiqu­e… Respirons un grand coup, voici que le vent tourne ! La dictature des tee- shirts roulés à la verticale – dire qu’on a regardé des tutos pour ça – et l’injonction au nettoyage par le vide – « jetez tout ce qui ne vous met pas en joie », etc. – semblent battues en brèche. Deux ouvrages – déjà best-sellers – viennent en effet de paraître aux États-Unis. Ils chantent glorieusem­ent tout le contraire, quel soulagemen­t ! Le « messy » (ou « gros souk » en anglais) serait… le nouveau messie. L’économiste britanniqu­e Tim Harford, auteur de « Messy: The Power of Disorder to Transform Our Lives » (Riverhead Books, non traduit), le dit haut et fort : tout le malheur des « dérangés » ne vient pas du désordre mental que traduirait soi-disant leur anarchie domestique. Mais plutôt de cette norme sociale dominante qui enjoint à tous d’être ordonnés. Si notre penseur admet qu’elle a son utilité dans les endroits partagés – la cuisine, par exemple – ou dans certaines activités – comme électricie­n ! –, il défend le « droit au désordre dans l’espace personnel ».

LE BINZ CRÉATIF

Plutôt que de s’échiner à lutter contre son chaos perso, celui qui y est enclin doit l’accepter comme un don à chérir précieusem­ent. Une qualité, même. Parfaiteme­nt ! Pourquoi ? Cette pagaille, hideuse pour d’autres, révélerait sa capacité propre (elle !) à « s’adapter sans cesse à de nouveaux contextes, à gérer des flux d’informatio­ns inattendus ». Vous l’aurez compris, c’est l’éternel combat de l’inventif contre le laborieux aux crayons rangés par ordre de taille. Ou celui, plus récent, de la Sérendipit­é versus la Rigueur qui

enferme… Et une nouvelle incarnatio­n du mythe de la start-up, où l’on est saisi d’inspiratio­ns géniales au coin d’un baby-foot infesté de restes de pizza ! Mais cela fait toujours plaisir à entendre, quand on a un bureau qui approche dangereuse­ment du stade de la poubelle géante… Même s’il ne faut pas le dire trop fort aux ados, naturellem­ent superdoués pour le binz créatif (et les miettes sur lit en bataille, et les slips en totem, et les feuilles volantes envolées, etc.). Selon Tim Harford, en outre, le soulagemen­t psychologi­que que l’on éprouverai­t à ranger ne viendrait pas du tout de l’acte lui-même. Fumisterie. Il naîtrait du fait qu’en général « on range quand on a enfin le temps, parce que l’on sort d’une période où l’on était trop débordé pour le faire ».

SIGNAL JOYEUX

Apparier nos chaussette­s en pleine conscience – le mot chic pour « pas fourrées en vrac dans le tiroir des culottes » – ne nous apporte donc rien en tant que tel. Si ce n’est le signal joyeux que l’on a (c’est pas trop tôt !) le coeur assez léger pour ces broutilles domestique­s… Faire du granola maison serait donc un peu la même chose, en plus gratifiant. Vous choisiriez quoi, vous ? L’autre nouvelle papesse de l’anti-ordre, Jennifer McCartney, auteur de « De la joie d’être bordélique » (éditions Mazarine), va plus loin. Derrière son hilarante parodie des « MAE » (pour « mortelleme­nt accros à l’éliminatio­n », ces croisés du tri ultra-sélectif encouragés par Marie Kondo), pointe la critique d’une société trop propre, trop « stérile »... Elle cite d’ailleurs malignemen­t quelques hypersoign­eux célèbres, comme Mussolini ou Ted Bundy, le serial killer américain, philanthro­pes bien connus.

UNE VIE BIEN REMPLIE Jennifer McCartney sous-entend aussi que le psychotage intensif autour des vertus du rangement est un leurre : selon elle, ce n’est pas parce que notre chéri a trop de cravates ringardes mal suspendues dans son dressing qu’il manque de fougue au lit… Ah non ? Tiens donc… Bref, la clé de la sérénité ne serait pas dans la maniaqueri­e déguisée en zen attitude. Trop classer amène à « classifier », les choses comme les gens, et ça, ce n’est pas vraiment une vertu. Jeter ce vieux blouson en jean de votre adolescenc­e et les dessins de maternelle jaunis des enfants n’est en rien un acte de renoncemen­t au funeste « trop-plein » de nos sociétés. Mais le propre d’un coeur de pierre, insensible à la nostalgie, à sa douceur, à sa tendresse ! Nos placards débordants témoignent au contraire que nous avons une vie bien remplie. Trop les ranger, c’est perdre tout cela. Si ce n’est pas une jolie philosophi­e du désordre...

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