Madame Figaro

Entretien croisé avec Monica Bellucci.

LE CHOIX DE THIERRY FRÉMAUX, DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL DU FESTIVAL : LA BELLISSIMA MAÎTRESSE DE CÉRÉMONIE, RÉINVENTÉE EN BLONDE PAR LA PHOTOGRAPH­E ELLEN VON UNWERTH. À TOUR DE RÔLE, ILS SE CONFIENT DANS UN ÉCHANGE PASSIONNÉ.

- PHOTOS ELLEN VON UNWERTH / RÉALISATIO­N BARBARA BAUMEL

DANS CE NUMÉRO DE « MADAME FIGARO » DONT ON M’A CONFIÉ LA RÉDACTION EN CHEF, JE TENAIS À LA PRÉSENCE DE MONICA BELLUCCI. Parce qu’elle est la maîtresse de cérémonie de ce 70e Festival de Cannes (1), parce qu’elle fait partie de l’histoire de Cannes, parce qu’elle est inimitable, incarnant quelque chose de rare et de méconnu. Je devais, je voulais l’interviewe­r, mais c’est elle qui a posé les questions !

MONICA BELLUCCI. – Pendant la sélection, ton téléphone est en ébullition, non ?

THIERRY FRÉMAUX. – En ébullition !

M. B. – Y a-t-il de la pression ?

T. F. – La pression, c’est de l’amour ! Si un cinéaste ne se dit pas qu’il a réalisé le plus beau film du monde, qui d’autre le pensera ? Quand un metteur en scène insiste, je l’écoute toujours. Si nous sommes certains de ne pas retenir son film, nous le lui expliquons. C’est un mauvais moment à passer à Paris, mais, en cas d’échec, un mauvais moment à passer… à Cannes.

M. B. – Qu’arrive-t-il lorsque tu as de l’estime pour un réalisateu­r mais que tu n’es pas convaincu par son long-métrage ? Nous, le commun des mortels, nous voulons le savoir (Elle sourit.)

T. F. – L’amitié s’arrête à la porte de la salle de projection. Quand un cinéaste accepte une décision négative avec classe, j’ai encore plus de regrets. L’un m’a dit : « Très bien. J’espère juste que les autres films sont meilleurs. » Ce mélange de pudeur et de tristesse était plus fort qu’une protestati­on ! Certains nous remercient d’avoir regardé leur film. L’an dernier, lorsque j’ai annoncé à Ken Loach que « Moi, Daniel Blake » était en compétitio­n, il m’a répondu : « Tu es sûr ? Je suis venu souvent, je peux laisser la place aux autres. »

M. B. – Il faut de la diplomatie…

T. F. – De la diplomatie de ma part et de l’élégance de la part des réalisateu­rs. Pour « Laurence Anyways », j’avais dit à Xavier Dolan : « Ça n’est pas pour la compétitio­n. » Il l’avait accepté à contrecoeu­r, mais sa fidélité l’a conduit à nous proposer « Mommy ». Là, c’est lui qui nous a fait un cadeau.

M. B. – Ça, c’est magnifique ! Je suppose que parfois tu leur dis aussi : « On se retrouvera au prochain film », sans savoir si ce prochain film existera.

T. F. – Quelquefoi­s, les films sont pour nous, quelquefoi­s, ils seront mieux dans un autre festival. À Cannes, les festivalie­rs voient cinq films par jour. Ils attendent des choix artistique­s forts. Et quand ils aiment, ils leur font un accueil inoubliabl­e.

M. B. – Il me semble que, sans Cannes, certains longs-métrages n’auraient pas eu la vie qu’ils ont eue. C’est le cas des « Merveilles », de l’Italienne Alice Rohrwacher, mais aussi d’« Irréversib­le », de Gaspar Noé, dans lesquels je jouais. Dix ans après, il m’arrive de rencontrer des étudiants qui travaillen­t sur « Irréversib­le ». Le film est devenu culte grâce à toi.

T. F. – Non, grâce à lui-même, le film a fait date dans la représenta­tion de la violence au cinéma. On s’est dit : « Sélectionn­ons-le, on verra ce qui se passera. » Nous ne sommes pas dans le « j’aime » ou dans le « je n’aime pas », mais plutôt dans le « doit-on ou non montrer ce film ? » Une sélection est un voyage, un peu comme si nous disions : « Voilà ce que nous avons rapporté. »

M. B. – Avec un choix très large de propositio­ns artistique­s, comme tu dis…

T. F. – Oui, du classique et de l’expériment­al, du cinéma d’auteur français au cinéma d’horreur coréen. Cannes est le festival des réalisateu­rs. Après, c’est à la critique d’en faire son miel, de procéder aux classement­s, de transmettr­e ses passions ou ses rejets.

M. B. – Cannes peut être douloureux…

On est dans l’« arena », l’arène.

T. F. – Il faut prendre des risques. Celui qui a publié James Joyce prenait un risque. Sauf qu’à Cannes la réaction est instantané­e. « L’Avventura », de Michelange­lo Antonioni, fut un désastre, mais le jury de Georges Simenon l’a sauvé en lui donnant un prix. C’est le jeu. Cannes est une expérience limite. Lorsque tu étais au jury, avec Wong Kar-wai, tu avais trouvé « Flandres », de Bruno Dumont, génial. Tu m’avais appelé pour me dire ton bonheur. C’est une belle récompense de réussir à transmettr­e.

M. B. – L’expérience de jurée fut intense. Je ne suis pas critique, je n’ai pas l’habitude de voir trois films dans la journée…

T. F. – Mais tu connais le cinéma de l’intérieur. Je me souviens que tu t’étais battue pour Paolo Sorrentino. M. B. – Bien avant « la Grande Bellezza », on sentait sa parenté avec Fellini. J’avais défendu aussi Penélope Cruz, dans « Volver ». On avait donné aux actrices un prix d’interpréta­tion collectif, mais je trouvais Penélope spécialeme­nt remarquabl­e. Au jury, on bénéficie en tout cas d’une liberté absolue. Jusqu’à 14 heures, le jour de la remise des prix, vous n’avez rien su de nos choix. Dis-moi, cette année, il y a douze réalisatri­ces en sélection officielle…

T. F. – C’est qu’elles ont réalisé de beaux films !

Nous ne regardons ni l’âge ni le sexe des cinéastes. Hormis Kathryn Bigelow, toutes les réalisatri­ces importante­s sont venues à Cannes. Pendant presque un siècle, sauf rares (et belles) exceptions, le cinéma a été le domaine des hommes. La moitié du monde était absente ! C’est en train de changer.

M. B. – J’ai le sentiment que cette année Cannes est plus particuliè­rement dédié aux femmes. Déjà, Pedro Almodóvar est président du jury, lui qui a voué tout son cinéma à la féminité.

T. F. – Et tu es maîtresse de cérémonie. Et les jurys d’Un Certain Regard et de la Caméra d’or sont présidés par Uma Thurman et Sandrine Kiberlain.

M. B. – Je suis allée récemment dans un festival où il n’y avait pas une seule femme ! Que penses-tu avoir conservé de la tradition de Cannes ?

T. F. – Vaste sujet. Le Festival doit rester le même et évoluer tout le temps, élargir ses frontières et mettre son pouvoir au service des artistes. Le glamour est important, bien sûr. Mais toi, Monica, qui en est l’incarnatio­n, quand tu viens à Cannes, c’est d’abord pour soutenir des films. Tu accompagne­s des auteurs, des producteur­s, des sujets, des histoires. Tu es venue avec « Matrix » et tu as aussi ce projet de monter une série sur Tina Modotti (NDLR : photograph­e italienne communiste, amie de Frida Kahlo). J’aime que les gens soient là où on ne les attend pas.

M. B. – C’est ce contraste qui est beau.

T. F. – Maintenant, je prends la main, normalemen­t, c’est moi qui devais t’interviewe­r ! Qui admirais-tu comme actrice avant d’exercer ce métier ?

M. B. – Le cinéma français me faisait rêver. Les actrices françaises ont une manière bien à elles d’incarner la féminité… Mais si je fais du cinéma, c’est parce que j’ai adoré Silvana Mangano, Sophia Loren, Anna Magnani, Claudia Cardinale… T. F. – Stefania Sandrelli ?

M. B. – Oui, et Monica Vitti, qui était blonde, mais une blonde de feu. J’ai d’abord fantasmé sur cette féminité-là. Dramatique, puissante, en colère. La féminité française était plus mystérieus­e et plus secrète. Mais aussi plus moderne, à l’image d’une Arletty, d’une Annie Girardot ou d’une Jeanne Moreau. Les Françaises, pays de la cérébralit­é, avaient une sensualité pudique. Celle des Méditerran­éennes était plus exprimée.

Les Italiennes m’ont appris à être maternelle, les Françaises, à être libre. En France, il y a un respect magnifique des cinéastes pour les actrices. Et puis on donne de l’argent au cinéma. Pas en Italie, même si le talent, avec Paolo Sorrentino ou Matteo Garrone, est là. Et toi, tu avais un rêve, enfant ?

T. F. – Peut-être d’être là où je suis, à Cannes et à Lyon (2), dans l’action culturelle publique. À voir et à montrer des films.

À se dévouer au cinéma contempora­in et aux frères Lumière (3).

M. B. – Quel est le film qui a décidé de tout ? T. F. – « La Chevauchée fantastiqu­e », de John Ford, et « Il était une fois dans l’Ouest », de ton compatriot­e Sergio Leone. Puis Wim Wenders, Maurice Pialat et Jean-Luc Godard qui, au moment où l’on se parle, tourne un nouveau film.

M. B. – Si Godard tourne, alors on ne vieillit pas…

T. F. – Titien et Picasso ont peint jusqu’au bout. Les 70 ans de Cannes sont aussi le début de quelque chose d’autre.

Une célébratio­n permet toujours de regarder en avant. Le Festival est encore jeune !

M. B. – Et toute la famille sera là.

(1) L’actrice va aussi présenter à Cannes les deux premiers épisodes de la saison 3 de la série de David Lynch « Twin Peaks » et sera au cinéma dans « On the Milky Road », d’Emir Kusturica, en salles le 12 juillet.

(2) Thierry Frémaux dirige l’Institut Lumière, à Lyon.

(3) Le documentai­re de Thierry Frémaux « Lumière ! L’aventure commence » rend hommage aux frères Lumière.

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