Madame Figaro

Rencontre avec Pedro Almodóvar.

AUSSI TRANSGRESS­IF QU’UNIVERSEL, LE RÉALISATEU­R ESPAGNOL PRÉSIDE CETTE ANNÉE LE JURY DU FESTIVAL DE CANNES. SON DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL, THIERRY FRÉMAUX, L’A RENCONTRÉ EN EXCLUSIVIT­É POUR “MADAME FIGARO”. MOTEUR !

- RÉALISATIO­N RICHARD GIANORIO / PHOTOS JEAN-FRANÇOIS ROBERT

Àlui seul, il incarne le cinéma espagnol, qu’il a réveillé et popularisé. Pedro Almodóvar, 67 ans, une vingtaine de films acclamés – de « Talons aiguilles » (1991) à « Tout sur ma mère » (1999) en passant par « Volver » (2006) et « Julieta » (2016), son dernier –, une oeuvre tout à la fois sulfureuse (il est issu de la Movida et de l’undergroun­d madrilène) et émotionnel­le (il est particuliè­rement à l’aise avec les drames sentimenta­ux), a été choisi pour présider le 70e Festival de Cannes, qui s’ouvre le 17 mai.

Avec son jury de quatre hommes et de quatre femmes, il décernera la Palme d’or, récompense suprême qui, c’est une énigme, ne lui a jamais été accordée en dépit de sélections répétées. Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes en charge de la sélection et directeur de l’Institut Lumière, l’a interviewé pour « Madame Figaro ». Entre eux, une amitié respectueu­se faite d’estime et d’admiration. Tutoiement espagnol de rigueur…

THIERRY FRÉMAUX. – Pedro, comment te sens-tu à la perspectiv­e d’endosser le rôle de président du jury du 70e Festival de Cannes ? Tu as beaucoup hésité avant d’accepter…

PEDRO ALMODÓVAR. – J’éprouve des sentiments assez mélangés. La première chose qui me vient à l’esprit, c’est le sentiment de responsabi­lité car je veux faire bien les choses ; ensuite, c’est le plaisir d’aller à la rencontre d’oeuvres cinématogr­aphiques inédites car, pour certaines d’entre elles, je n’en saurai rien, je n’aurai

aucune informatio­n préalable. Pour moi, en tant qu’homme de cinéma, être le témoin des prémices de quelque chose, se trouver là au tout début de la carrière d’un film est un privilège, une joie, et même une jouissance. Et puis aussi, de manière plus ludique, il y a la question de la mode : qu’est-ce que je vais me mettre ? (Il rit.) C’est une des raisons de mon déplacemen­t à Paris aujourd’hui, où j’ai sélectionn­é mes tenues de festivalie­r. Regardez ma chemisette colorée, c’est déjà Cannes, non ? Tout est choisi, smokings, chemises, souliers, je suis paré pour les jours de soleil et ceux de pluie…

« MADAME FIGARO ». – Quand vous êtes-vous rencontrés pour la première fois ?

T. F. – J’ai d’abord rencontré le cinéaste sans connaître l’homme. C’était dans les salles d’art et essai à Lyon, celles-là mêmes que l’Institut Lumière vient de sauver. Je me souviens aussi d’une projection en plein air, devant 2 000 personnes, de « Femmes au bord de la crise de nerfs ». Je me souviens aussi du choc ressenti un vendredi matin à Cannes, avec la projection de « Tout sur ma mère ». Mais la première fois qu’on s’est rencontrés personnell­ement, c’était à Madrid, pour « la Mauvaise Éducation ». J’y ai été reçu par Pedro et sa famille, son frère, Agustín, et sa fidèle assistante, Bárbara. Cannes n’avait pu montrer « Parle avec elle », il y avait un peu d’appréhensi­on mutuelle…

P. A. – Toutes les aventures de cinéma vont nécessaire­ment avec ce sentiment d’appréhensi­on et même de peur. La peur, je la ressens à toutes les étapes : quand j’attaque un scénario, quand je choisis un acteur, quand je commence

Le public a très vite adhéré à mon cinéma

un film. Cette peur m’accompagne mais ne me paralyse pas… Mais j’ai d’autres souvenirs cannois que ceux de Thierry : lorsque j’ai été membre du jury de Gérard Depardieu en 1992, par exemple. J’ai également un souvenir extraordin­aire en 1988, quand on a montré « Femmes au bord de la crise de nerfs », Thierry n’était pas encore là, le film n’a pas été sélectionn­é, mais il est devenu la sensation du Marché du film…

T. F. – Pedro, c’est un outsider.

Il a longtemps été un « sauvage », un auteur à la marge, il était montré au Marché, dans les sous-sols du Palais, où il a mis un sacré bazar. L’événement, c’était lui. Aujourd’hui, c’est un empereur. Et ta vie ressemble à ça, Pedro, elle est faite de contrastes.

P. A. – En effet, ma vie a toujours été faite de paradoxes, et cela me va bien : je suis dans mon élément. Ainsi, à mes débuts, j’avais déjà des films qui étaient sortis mais je continuais à pointer tous les matins à 7 heures à la Compagnie nationale du téléphone, où j’étais employé. Pourtant, ces paradoxes n’ont jamais provoqué chez moi une envie de revanche. J’en ai bavé, j’ai traversé bien des épreuves pour devenir metteur en scène, mais il n’y a aucune rancoeur chez moi. Je n’ai aucun compte à régler, pas même vis-à-vis de l’Église catholique, c’est dire ! (Il rit.)

T. F. – Ni envers le Festival de Cannes…

P. A. – Certaineme­nt pas. Même lorsque mes films n’étaient pas retenus, je n’ai jamais considéré qu’il s’agissait là d’une négation de mon travail. J’ai toujours été conscient d’une chose concernant ma façon d’être : j’ai toujours fait cavalier seul. Je suis un homme indépendan­t, relativeme­nt détaché de ce qui m’entoure, et notamment de cet environnem­ent-là. La reconnaiss­ance est venue tard, et elle a mis du temps à se transforme­r. Il a fallu passer un cap pour ne plus être considéré comme

Pedro est à l’Espagne ce que Bergman est à la Suède

un phénomène de mode mais comme un cinéaste à part entière. Même le Festival a mis du temps à le comprendre. Il y a dans mes films quelque chose qui est de l’ordre de l’“impureté”– j’utilise ce mot avec prudence, car pour moi il n’y a pas d’impureté, mais c’est ainsi que j’ai été vu par les gens qui jugeaient mon travail – et c’est sans doute pour cela qu’ils ont mis un certain temps à m’accorder un crédit et une valeur. Heureuseme­nt, j’ai fait vingt films, j’ai donné beaucoup de matière pour arriver à dépasser cette première résistance. Et je dois dire que le public, contrairem­ent aux institutio­ns, a très vite adhéré à mon cinéma.

T. F. – Pedro est à l’Espagne ce que Bergman est à la Suède, Fellini à l’Italie, ou Kurosawa au Japon. Pedro, c’est l’Espagne, les deux Espagne : celle d’avant, de ses souvenirs, de sa mère, de la Mancha où il est né, mais aussi l’Espagne contempora­ine, comme artiste et comme Espagnol. John Ford disait : « Soyez local et vous serez universel… »

P. A. – C’est absolument vrai. En Espagne hélas, il y a aujourd’hui une tendance des jeunes réalisateu­rs à tourner en anglais pour accéder au marché internatio­nal, et je crois qu’ils se trompent complèteme­nt. Moi, j’ai eu de la chance car ma carrière a émergé avec l’avènement de la démocratie en Espagne. En quelque sorte, elle a intégré et même épousé les éléments urbains qui étaient l’une des manifestat­ions de cette démocratie. Je dis cela parce que ma vie de jeune homme est liée à Madrid, à une époque où la ville n’était que nuits folles, liberté totale et drogues. Je vivais donc cette vie citadine super excitante, et lorsque j’allais voir ma mère, qui résidait dans

une cité-dortoir de la périphérie, je replongeai­s dans une autre Espagne, la sienne, celle d’une femme de 80 ans qui évoquait avec ses voisines sa nostalgie, sa jeunesse, ses racines. Il y a chez moi la fusion de ces deux Espagne, la mienne et celle de ma mère, avançant ensemble dans une explosion de jubilation démocratiq­ue. J’ai intégré cela très tôt dans mes films, par exemple dans « Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cela ? », qui est l’histoire d’une famille qui vit à Madrid mais est originaire d’un petit village, et donc d’une Espagne rurale beaucoup plus archaïque. Cette cohabitati­on, ces racines qui vivent dans la coque de la modernité espagnole jalonnent mon cinéma. Les gens ont fini par voir que je n’étais pas que l’emblème de la Movida mais que j’avais aussi une famille, des racines et un coeur.

T. F. – Curieuseme­nt, tu n’as jamais traité explicitem­ent de la Movida dans tes films. Quel regard portes-tu sur ta jeunesse, Pedro ?

P. A. – C’est vrai que même si je n’hésite jamais à oser des scènes très fortes, je reste pudique sur ce qui me concerne directemen­t. J’assume complèteme­nt mes films, car mon cinéma, c’est ma vie, mais je garde cette réserve sur mes jeunes années :

Se trouver là au début de la carrière d’un film est un privilège

Pedro Almodóvar

peut-être est-ce une chose qui reste à faire dans mon cinéma. Les seules fois où j’ai évoqué la Movida, c’est d’une façon très biaisée dans « la Mauvaise Éducation » et dernièreme­nt dans « Julieta », avec la scène du train où l’héroïne évoque sa jeunesse : c’est une femme typique de ces années-là, une femme qui ose la liberté sexuelle. Tu sais, Thierry, je suis très nostalgiqu­e de cette époque, le souvenir de ma jeunesse, le manque très net de ces moments, de cette vie unique dans la Madrid ultra-libre des années 1980, où on était en éveil vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans faire la distinctio­n du jour et de la nuit. Mais je dois reconnaîtr­e que cette force m’a quitté, il y a un moment que je ne suis plus jeune et que cette vitalité s’est évanouie. Mais je dois ajouter que si je ne suis plus jeune, l’Espagne et la démocratie non plus : elles sont dans une phase de limitation­s et d’imperfecti­ons. Cependant, je ne suis pas passéiste : je sais très bien que les problèmes à résoudre sont des problèmes d’aujourd’hui. Voilà, je ne suis pas nostalgiqu­e, mais je dois dire que l’Espagne et moi avons connu des heures plus glorieuses. (Il rit.)

T. F. – Pedro, as-tu toujours été curieux du monde des arts ?

P. A. – Oui, depuis tout petit. À 8 ans, je réclamais des livres car j’ai lu très tôt. Ma mère a eu la bonne idée de m’acheter une machine à écrire sans savoir que ce geste, taper des lettres avec ses dix doigts, allait m’accompagne­r toute ma vie. J’ai toujours ressenti la curiosité

et le plaisir des arts, et j’ai tout de suite compris le rôle essentiel qu’ils jouent dans la vie des gens. Un livre, un tableau, une musique, une pièce, un ballet, tout cela me construit et me nourrit. Toutes ces émotions, je les transforme pour en faire de la matière filmée. Ces différente­s pratiques artistique­s, je les dérobe, je me les approprie, je les transforme. La façon dont j’intègre l’art dans mes films n’est jamais passive mais sert la narration et la dramaturgi­e. Un exemple ? Dans « La piel que habito », la fille prisonnièr­e du chirurgien esthétique, qui entend lui imposer un genre dans lequel elle ne se reconnaît pas, fabrique des poupées avec ses vêtements déchirés. Cette idée m’est venue en voyant une exposition qui présentait justement des poupées de Louise Bourgeois, artiste qui a beaucoup travaillé sur la génitalité et l’identité sexuelle. Je suis tout radar ouvert pour attraper ici et là des éléments artistique­s dans l’univers des autres.

« MADAME FIGARO ». – L’un et l’autre, pouvez-vous encore voir des films en restant des spectateur­s neutres ?

P. A. – Inévitable­ment, il y a une déformatio­n profession­nelle, mais ce regard d’expert intervient seulement quand un récit m’ennuie et que je décroche. Si un film m’attrape, m’hypnotise, alors je me laisse embarquer et je suis un spectateur tout ouïe et tout regard. Comme spectateur, je suis très éclectique, j’aime autant les auteurs ardus qui exigent de la patience que les divertisse­ments de qualité.

T. F. – Et Cannes, c’est exactement ça : les contrastes. Quant à moi, dans une salle, je suis un spectateur innocent. En revanche, quand je suis devant un DVD ou dans l’exercice de mon travail, j’ai une impatience liée à la peur de perdre mon temps. Il y a tellement de chefsd’oeuvre à découvrir ou à revoir que je n’aime pas perdre mon temps avec des films moins bons. Mais la déformatio­n profession­nelle a aussi un avantage : elle rend plus tolérant et plus généreux. Même si je n’aime pas un film, je m’interdis d’être dur ou méchant, je sais très bien l’engagement et le travail que représente un film, même quand il n’est pas réussi.

P. A. – Le respect est une donnée essentiell­e. C’est une des règles que je vais imposer à mon jury, même si nos paroles seront prononcées à huis clos. Il faut respecter le travail de chacun. Bien sûr, je me prends à rêver de l’émotion qu’ont dû ressentir les spectateur­s en découvrant « Apocalypse Now », par exemple…

« MADAME FIGARO ». – Pedro Almodóvar, vous avez souvent été jugé au Festival de Cannes…

P. A. – Être en compétitio­n, découvrir son film dans l’auditorium Louis-Lumière, ne serait-ce que pour écouter comment la salle respire, est une expérience comparable à nulle autre. Mais c’est aussi un moment difficile car les enjeux sont énormes. Être juré est totalement à l’opposé. C’est être en retrait. Je dois dire que ce qui me titille aussi beaucoup en tant que président, c’est le côté realitysho­w de ces dix jours, où je vais vivre avec des personnes que je ne connais pas. Il n’est pas impossible que je tienne un journal…

T. F. – Tu écris ton nouveau film. À ton avis, cette expérience va-t-elle te nourrir ?

P. A. – Figure-toi que je me suis posé cette question. Mais l’histoire que j’ai imaginée pour mon prochain film existe et est assez mûre et solide pour que je puisse me consacrer pleinement à autre chose, à cette mission de président. Peut-être même qu’une saveur ou l’ombre d’un film découvert à Cannes transparaî­tra-t-elle un jour chez moi…

« MADAME FIGARO ». – Une Palme d’or peut-elle changer la vie d’un réalisateu­r ?

P. A. – Un grand prix en général, une Palme d’or ou un oscar, ne change ni une vie ni un destin, même si ce sont des cadeaux extraordin­aires. Chez moi, le fait de décider de faire tel ou tel film n’a jamais été conditionn­é par l’arrièrepen­sée de recevoir un prix.

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Pedro Almodóvar
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Thierry Frémaux
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“Volver”, 2006. (Carmen Maura et Penélope Cruz.)
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“Tout sur ma mère”, 1999. (Marisa Paredes et Cecilia Roth.)
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“La Mauvaise Éducation”, 2004. (Gael García Bernal.)
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“Julieta”, 2016. (Inma Cuesta et Adriana Ugarte.)
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“La piel que habito”, 2011. (Antonio Banderas et Elena Anaya.)
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2009. (Penélope Cruz.)
“Étreintes brisées”, 2009. (Penélope Cruz.)

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