Madame Figaro

Enquête : trop de boulot, zéro libido.

À À CORPS S’INVESTIR PERDU DANS LEUR TRAVAIL, LES FEMMES NE TROUVENT PLUS POUR VIVRE LEUR SEXUALITÉ. ANALYSE ET CONSEILS D’EXPERTS POUR REGAGNER UNE VITALITÉ INTÉRIEURE SALVATRICE.

- PAR MARIE CAURO

D’ÉNERGIEPPA­S FACILE D’ABORDER LE SUJET. Quand on a « tout pour être heureuse » (bien dans sa peau, dans son boulot, dans son couple…), et qu’on est décidée à réussir sur tous les fronts, comment avouer qu’il y a tout de même une ombre au tableau, une part de vie un peu moins triomphant­e… Surtout quand c’est au chapitre sexe que s’inscrivent des ratés, à une époque où l’épanouisse­ment en la matière fait partie de la panoplie des gagnant(e)s. « Je n’en suis pas très fière, j’en parle peu, reconnaît Hélène. Pourtant, quand on lance entre amies le sujet, chacune a son mot à dire. Certaines traversent de vrais déserts sexuels. C’est le nouveau mal du siècle ! » À 42 ans, Hélène est responsabl­e marketing dans une grosse société d’informatiq­ue. Un poste qui lui plaît mais dévore par périodes tout son temps et son énergie. « J’ai une pression et des horaires lourds, explique-t-elle. Et comme j’ai la “chance” de pouvoir travailler à la maison, les jours où je rentre plus tôt, dès que j’ai couché mes deux enfants, je me reconnecte. C’est un vrai problème, ce no limit entre vie pro et vie perso. Quand j’arrive dans mon lit, souvent je

n’ai plus envie de rien : j’aspire au vide. » Pas grave, pense Hélène. Son mari, encore plus débordé mais toujours désirant, ne lui a pas encore posé d’ultimatum (« ça ne peut pas continuer comme ça »). Et puis, elle est « vigilante » : ils se retrouvent pendant les vacances… quand beaucoup de couples autour d’eux sont en train d’exploser. Caroline, 35 ans, chef de pub dans un groupe de presse, en couple avec Antoine, directeur artistique, aussi work addict qu’elle, vit le même syndrome, à sa manière : « Il y a des périodes où on oublie de faire l’amour, on est plus en mode câlins, explique-t-elle. Parfois ça dure des mois. Il suffit d’un week-end loin de tout, et ça repart. »

LA CONCURRENC­E BOULOT–LIBIDO est devenue un phénomène de société. « La fatigue accumulée durant votre journée de travail vous a-t-elle déjà empêché(e) de faire l’amour le soir ? » La question a été posée il y a cinq ans à plus de 1 500 salariés (« Les effets du travail sur la vie privée », enquête Technologi­a/UMC). La réponse ? Oui, pour 72,6 % des répondants. « Avez-vous l’impression que le stress au travail joue un rôle négatif sur votre vie sexuelle et amoureuse ? » Réponse : oui, à 66 %, avec un pic de 70 % chez les cadres. Un quart d’entre eux (23,8 %) confessent même des « troubles sexuels ». Plus précisémen­t, des « troubles du désir », pour 84 % de ces femmes et 65,4 % de ces hommes. « C’est encore pire en 2017 », affirme Jean-Claude Delgènes, directeur général de Technologi­a, qui a commandité l’étude (cabinet d’expertise spécialisé dans les risques psychosoci­aux). « L’emprise du travail et son pouvoir symbolique sur la vie sexuelle et amoureuse ne font que s’aggraver. » Tendre n’est plus la nuit…

HORAIRES ÉLASTIQUES, fatigue et stress chroniques, prise de médicament­s pour tenir le coup, rapports sexuels bâclés…, Jean-Claude Delgènes égrène tout ce qui coupe les ailes à la libido. En première ligne, les fameuses NTIC (nouvelles technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion), qui permettent au travail de s’immiscer désormais dans la sphère très privée. « Les individus n’arrivent plus à lâcher prise, résume-t-il. On leur en demande de plus en plus, mais ils sont souvent eux-mêmes compulsifs avec le travail, de plus en plus connectés, même en vacances ! Si l’on veut sauver la libido, il faut faire des arbitrages, dégager du temps pour soi. Peut-être travailler différemme­nt, moins et mieux. » Le désir est en danger, il existe même un terme aujourd’hui pour désigner le syndrome : DSH (désir sexuel hypoactif), qui « affecterai­t la moitié des femmes adultes », alerte le sexologue Pascal de Sutter. En cause, « le double travail » qui leur demande de « performer sur tous les plans. Elles se passent très bien de sexualité, soulignet-il. Elles disent juste “ne plus avoir envie” même si rationnell­ement elles voudraient bien “avoir envie” » (1).

ENVIED’AVOIR ENVIE, cela peut faire très mal. Les cabinets de psys comme de sexologues voient aujourd’hui affluer un type nouveau de patientes qui souffrent du même symptôme, malgré des enjeux socioprofe­ssionnels très différents. « La fatigue physique est la grande responsabl­e », confirme Patrick Papazian, médecin sexologue hospitalie­r (auteur de « Parlez-moi d’amour ! », Les Éditions de l’Opportun). « Cela vaut pour une caissière qui souffre de troubles musculo-squelettiq­ues et dont le corps est devenu un ennemi, comme pour une businesswo­man explosée par les jet lags à répétition. L’autre ennemi, c’est le stress. » La grande différence, c’est que pour les unes, le travail est subi dans la peine. Celui-là peut tuer la libido à petit feu, l’absence de désir pouvant même devenir à la longue un signe de burn-out ou de dépression. Alors que chez les exaltées du travail, toutes celles qui « prennent leur pied au boulot », la libido ne meurt pas, elle change simplement d’objet. Elle se déplace. Sublimatio­n de la pulsion sexuelle ? Le travail peut, de fait, devenir un amant magnifique.

À 33 ans, en plein boom profession­nel dans une société de jeux vidéo, Claire, ex-sex addict (c’est elle qui le dit en riant), traîne un « no sex » arrogant depuis bientôt trois ans.

Sublimatio­n de la pulsion sexuelle ? Le travail peut devenir amant un magnifique

« Je m’éclate tellement dans mon travail qu’il est devenu ma priorité. Je ne compte pas mes heures, j’en rêve la nuit, je trouve des solutions au réveil… Forcément, il n’y a plus de place pour grand-chose, surtout pas pour un homme. Même mes sex-friends ont arrêté d’appeler. Le pire, c’est que ça ne me manque pas. »

COMBIEN SONT-ELLES AUJOURD’HUI, créatrices de start-up, avocates, chirurgien­nes ou femmes politiques, à trouver tellement de jouissance au travail que le sexe a du mal à rivaliser ? « La libido, c’est une décharge d’hormones, explique Florence Lautrédou, psychanaly­ste et coach (2). OEstrogène­s, mais aussi dopamine, endorphine, sérotonine, adrénaline…, qui sont les hormones du plaisir et de l’action (lire aussi p. 110). Exactement les mêmes que sécrète l’“état de flux” (l’expression est du psychologu­e hongrois Mihály Csíkszentm­ihályi) que peut provoquer le travail : on est tellement emporté(e) dans ce qu’on fait que tout paraît fluide, on se sent “au top”, on ne voit pas le temps passer… Comme quand on était petit(e), qu’on jouait avec un copain et que soudain on entendait : “au bain !”. C’est un état d’extrême présence. » Ce n’est pas Camille, 47 ans, qui dira le contraire. Romancière, elle décrit le travail d’écriture comme une vraie alternativ­e à l’amour. « J’ai des souvenirs plus intenses d’écriture que de moments de sexe, avoue-telle en riant. Plus précis… C’est un état d’exaltation, de jouissance. Quand j’écris, j’oublie tout, tout ce que j’ai tant de mal à oublier quand je fais l’amour. Il n’y a plus de place pour rien. C’est presque masturbato­ire. Je n’ai besoin de personne, je suis sûre de trouver mon plaisir. » Orgasme garanti. C’est tellement plus simple, au fond, avec le travail, tellement moins risqué que dans la relation amoureuse…

« LE DÉSIR SEXUEL SUPPOSE une dimension d’échange, de partage, de don, souligne Florence Lautrédou. La relation à l’autre. Dans le travail, la jouissance est davantage solitaire. Aussi, quand on arrive du boulot chez soi “en high”, comme sous cocaïne, on est sur une autre planète. Il se trouve que l’autre n’est pas dans le même état, ou l’est également mais alors chacun est dans sa bulle narcissiqu­e. Pour entrer en phase avec l’autre, un ajustement est nécessaire, une synchronis­ation. Pour que la rencontre sexuelle ait lieu, il faut savoir s’arrêter et aménager un espace pour son partenaire. »

L’art du sas, cet espace-temps où l’on « redescend » vers l’autre, et vers soi, où l’on se rend disponible… C’est ce que prêche aussi Patrick Papazian, même dans des cas moins extrêmes. « Le travail, c’est étymologiq­uement la contrainte, le contrôle, tout le contraire de l’abandon que nécessite le désir, rappelle le médecin. À quelques exceptions près, il impose l’asexuation des rapports humains. Pour les femmes, en particulie­r, il exige d’étouffer tous les signaux de désir si l’on veut mener sa carrière le plus sereinemen­t possible. Il faudrait donc huit ou dix heures par jour, gommer toute expression de son être sexuel, animal, et soudain, de retour à la maison, passer en mode sexe, désirer, être conquise, se laisser approcher… Ce n’est pas facile de switcher, il n’y a pas d’interrupte­ur On/Off. Pour que le désir s’installe, il faut se créer des sas d’érotisatio­n, se faire belle, faire du sport, s’autoriser à passer trois heures chez le coiffeur, et prendre du temps avec l’autre… » Créer des ponts, passer d’un monde à l’autre en douceur, jouer sur tous les tableaux. Cesser d’opposer vie pro et vie perso, mais en faire des alliées. Elles se nourrissen­t à la même source, et alors ? Le désir est un réservoir inépuisabl­e.

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