Madame Figaro

Décryptage : le diktat du « bon goût ».

ALERTE À L’HARMONISAT­ION MASSIVE DES STYLES ! LE MUR BLEU CANARD, L’IMPRIMÉ VINTAGE, LA CANTINE VÉGAN… DE RÉSEAUX SOCIAUX EN MAGAZINES POINTUS, LA TENDANCE NOUS MÈNE PAR LE BOUT DU NEZ.

- PAR VALÉRIE DE SAINT-PIERRE

FAISONS UN PETIT EXERCICE AMUSANT… Vos derniers « Grands Week-Ends » à Rotterdam, Lisbonne ou Bordeaux ? Outre qu’ils témoignent d’un attrait irrépressi­ble pour les destinatio­ns gentiment mode, qu’en retenir ? Beaucoup de choses sympathiqu­es, mais, surtout, comme une très curieuse impression de déjà-vu… C’est fou, ça ! Vous avez déployé une énergie folle à croiser des « city guides » confidenti­els (comme la collection « The 500 Hidden Secrets of... » Gand, Anvers, Berlin..., aux éditions Luster), les conseils de blogueuses avisées (ma-recreation.com), les adresses d’une page arrachée dans « Monocle » (magazine en anglais snob), les choix enthousias­tes du fooding, puis, in situ, les infos de l’appli Foursquare. Et tout ça pour quoi ? Pour tomber sur des hôtels, des bistrots, des cantines, des bars, des concept-stores, des boutiques vintage qui se ressemblen­t tous ! Chacun de ces endroits triés sur le volet affichait comme par hasard exactement la même ambiance. Incluant, entre autres, « du mobilier minimalist­e, de la bière artisanale, des toasts à l’avocat, du bois de récupérati­on, des expressos… ». Cet inventaire assez impayable de la branchitud­e a été rédigé, dès août 2016, par l’écrivain américain Kyle Chayka. Dans « Welcome to AirSpace », article célèbre du site The Verge, ce jeune penseur de la modernité établit en effet qu’une sorte d’internatio­nale du « bon goût », incroyable­ment normée, semble régir désormais, où que l’on soit, les lieux à la mode. Même si de notre point de vue, en presque un an, l’expresso est plutôt devenu un café filtre passé à la Chemex… Mais c’est un détail. Les plus ironiques d’entre nous, confrontée­s à l’harmonisat­ion massive des goûts, cochent les cases (tiens, une ampoule à filament, tiens, une salade de quinoa avec des fleurs dessus…) avec un sourire entendu. Les autres y puisent la sensation sans doute rassurante de retrouver une charte connue, gage qu’ils sont au « bon endroit », validé par leurs pairs. Cette uniformisa­tion mondialisé­e de nos envies, alors même qu’on se pique pourtant de voyager avec curiosité, Kyle Chayka en fait porter la responsabi­lité à la Silicon Valley. Comprenez Instagram, Airbnb et le digital en général… Selon lui, l’univers des start-up devenues grosses, voire tentaculai­res, diffuse la « même esthétique stérile à travers le monde, donnant le sentiment d’aller au même endroit encore et encore, que l’on soit à Odessa, Los Angeles ou Séoul ». C’est le fameux « AirSpace » global, qu’il juge d’un normalisme appauvriss­ant. D’autres parlent de « gentrifica­tion » ou de « brooklynis­ation » (revoilà les hipsters !), vidant de leur âme authentiqu­e – et de leurs habitants historique­s – les ex-quartiers populaires des grandes capitales. Mais c’est le même sujet…

La charge est sévère, peut-être légitime. On peut néanmoins préférer s’assumer en victime consentant­e – et amusée – de ce qui est vieux comme la

tendance. Et clair comme les principes du marketing de niche… On croit être puissammen­t originale, et bing, au printemps 2017, on achète le même coussin en wax que quasiment toutes ses semblables au même moment ! C’est le mécanisme bien connu de la « subjectivi­té téléguidée », cher à de nombreux philosophe­s, de Michel Clouscard (dans « le Capitalism­e de la séduction ») à Alain Finkielkra­ut, qui parle, lui, de « dandysme grégaire » *. À ceci près qu’il est aujourd’hui démultipli­é par les réseaux sociaux et dopé par l’efficacité des algorithme­s. Traduisez : on croit céder à son goût propre, et on obéit comme un bon petit soldat trendy à un conditionn­ement inconscien­t. Les vide-greniers sont pleins de rebuts de ces coups de foudre présumés personnels de chaque génération ! Et beaucoup de petits Mathis, de jeunes Romane et autres prénoms « qui changent », banalisés dès la première année de maternelle, en savent quelque chose… Les engouement­s musicaux, via Spotify, et les indignatio­ns, via Facebook ou Change. org, suivent aujourd’hui

le même schéma polarisant. Il est ainsi très amusant de parcourir les sites ou les magazines de déco pointus (The Socialite Family ou Milk) : à longueur de reportage, chacune des « vraies familles » mises en scène dans son propre logis a apparemmen­t mis un soin jaloux à chiner, penser son univers... bref, à se singularis­er. Mais leurs appartemen­ts semblent pratiqueme­nt clonés, « hygge » (peau de mouton sur tabouret en bois et tapis poilu) cet hiver, « jungalow » (plantes, rotin, papier peint à palmes rétro) en ce moment… Parfois, c’est assez comique : plus le propos se veut anti-mainstream, plus le résultat est consensuel !

Cette « fabrique du conformism­e », pour reprendre le titre d’un essai (Le Seuil) de l’économiste Éric Maurin, trouverait sa source dans notre ultra-moderne solitude. « Le regard des autres, leurs comporteme­nts et leurs idées continuent d’avoir une importance considérab­le pour chacun de nous. Et cette influence ne se manifeste jamais mieux que dans notre tendance à calquer nos comporteme­nts sur ceux des personnes qui nous entourent, souvent pour ne pas paraître trop différents, souvent aussi pour rester dans le tempo, ne pas se retrouver plus seul encore », expliquait en effet ce dernier, à la sortie du livre.

Le succès de tous les manuels d’art de vivre, ceux de Sarah Lavoine ou d’India Mahdavi (The Socialite Family vient de sortir le dernier chez Marabout, vraie compilatio­n des gimmicks du moment), en témoigne. Il repose sur le désir avoué de « pomper » les recettes de gourous en singularit­é, ces derniers se faisant ainsi bien volontiers les prescripte­urs des nouvelles convention­s de l’époque. Paradoxe ultime ! En tout cas, ce sont nos nouveaux guides de « Bonnes Manières », le « Life Style » ayant supplanté le savoir-vivre au rayon codes sociaux…

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