Madame Figaro

Décodage : ma mère, ce mystère.

PERCER LES SECRETS DE CELLE QUI NOUS A DONNÉ LA VIE N’EST JAMAIS ANODIN. L’IMAGE D’ÉPINAL CÈDE LA PLACE À L’HISTOIRE VRAIE D’UNE FEMME, IMPARFAITE ET COMPLEXE. CE MOMENT OÙ LE MYTHE SE FISSURE, OÙ LES REPÈRES PARFOIS VACILLENT, INSPIRE NOMBRE D’ÉCRIVAINS.

- PAR ISABELLE GIRARD

DE QUELQUE FAÇON QU’ELLE SE MANIFESTE, la mère, dans l’univers de chacun, demeure une figure obsessionn­elle. Absente, elle est un objet de quête. Omniprésen­te, elle peut devenir un sujet de rupture. Mais toujours, à l’évocation de son souvenir, la voix se noue et les yeux s’embrument. Les écrivains, comme les cinéastes, n’ont de cesse d’y trouver là matière à récits. Amour, colère, et parfois incompréhe­nsion : la mère suscite tous les registres de la passion. Dans son dernier livre, « Écoute-moi bien» (éd. Stock), Nathalie Rykiel enrichit le répertoire des relations mère-fille et parle du « couple » qu’elle formait avec sa mère. Lors du discours qu’elle prononça à ses funéraille­s, en septembre 2016, elle se décrivit comme « la veuve » de sa mère. « C’est que la mère est le

premier objet d’amour, celle par qui passent les premiers émois, celle qui est la colonne vertébrale qui structure le petit enfant, et par conséquent l’adulte que nous devenons », résume le psychanaly­ste Philippe Grimbert.

Et puis, un jour, le mythe s’écaille. L’image de la génitrice devient plus opaque. L’enfant découvre que sa mère a aussi été une femme avec sa propre vie, parfois jonchée de secrets, de vérités inavouable­s, d’amours interdites, de vies parallèles, dont elle a tenu ses rejetons éloignés. L’enfant crie à la trahison. Dans « les Heures miroirs » (Éd. des Équateurs), un roman autobiogra­phique dans lequel elle incarne son propre rôle sous le nom de Lucie, Valérie Mallet se souvient du jour où sa mère, Adrienne dans le récit, lui apprend que celui qu’elle considérai­t comme son père depuis trente-cinq ans n’est pas le sien. « Je suis tombée du haut de l’armoire », écrit-elle. Elle se souvient. C’était un dimanche. Lucie avait invité sa mère à dîner. Au menu, de la soupe courge-gingembre. Adrienne lui apprend la mort d’un de ses vieux amis, un célèbre psychanaly­ste, une relation « téléphoniq­ue », précise-t-elle. « Comme celle que tu entretenai­s avec Arnaud chaque dimanche ? » demande soudain Lucie. « Oui », lui répond la mère. Puis, dans la foulée, mue par une pulsion dont elle ne connaît toujours pas l’origine, Lucie interroge : « Mais au fait, qui est mon père ? » Adrienne, du tac au tac, répond sans ciller : « Justement. C’est lui. » À cette minute, un pan de la vie de LucieValér­ie s’effondre. « Je ne sais toujours pas pourquoi je lui ai posé cette question. J’étais adulte, mariée, j’avais des enfants. Je n’avais rien deviné ni rien pressenti », nous raconte l’auteur devant un café, à Paris. Depuis sa naissance, la mère avait donc enfoui cette vérité au fond de ses

tripes. Tant d’années de silence et de mensonges. « Mais non, ce n’était pas un mensonge ! clame alors Adrienne. C’était juste pour te protéger. » Ainsi, Adrienne balaya l’épisode d’un revers de la main, invoquant le cours hasardeux de la vie.

Tout comme Marisa Bruni Tedeschi, mère de Carla Bruni. « La belle affaire ! » s’exclame celle qui a consigné sa vie dans un livre (1). « Un enfant hors mariage ! Regardez aujourd’hui le micmac des familles recomposée­s. Cela me fait bien sourire. J’étais mariée à un homme que j’aimais. Je suis tombée amoureuse d’un homme plus jeune. Un immense musicien. J’étais folle de lui. Mon mari le savait. Il m’a prévenue : “Tu vas souffrir, mais quand tu reviendras, je te soignerai.” Il m’a soignée. Carla est née. Mon mari l’a élevée comme sa propre fille, et elle l’a toujours considéré comme son père. Basta ! » Passez votre chemin, il n’y a rien à voir. Le secret de famille ne serait-il qu’un pléonasme ? « Oh que oui ! explique le psychanaly­ste Philippe Grimbert. On l’apprend au compte-gouttes, en fonction des circonstan­ces. Ton grand-père s’est suicidé… Ton père n’est pas celui que tu crois… Ta mère a fauté avec le jardinier… Quand on l’apprend, cela fait un choc. Mais, finalement, ces secrets sont assez ordinaires. » Grimbert sait de quoi il parle. Son livre « Un secret » (2) s’est vendu à 1,5 million d’exemplaire­s. Il y raconte l’histoire de son père, Maxime, qui, le jour de son mariage avec Hannah, tombe amoureux fou de sa belle-soeur Tania, avec qui il aura plus tard une aventure. Simon naît de cette union légitime, mais Hannah finit par s’apercevoir de l’amour que partagent son mari et sa soeur. Quelques années plus tard, alors que la guerre a éclaté, lors d’une rafle, ce sont ses véritables papiers d’identité prouvant sa judéïté et celle de son fils Simon qu’elle montre à la Gestapo. Elle sera déportée avec lui à Auschwitz, d’où ils ne reviendron­t pas. À la fin de la guerre, Maxime épousera Tania. Ils auront un enfant : le narrateur. Un jour, un de ses cousins lui révèle l’histoire. « J’avais 17 ans, se souvient Grimbert. Je suis allé voir ma mère, qui n’a pas nié l’évidence et s’est contentée de me dire : “Ton père et moi ne savions pas comment te le dire”. »

« Ah ! la grande question

des origines ! » s’exclame avec gourmandis­e le journalist­e Philippe Labro, qui vient, lui aussi, de publier « Ma mère, cette inconnue » (éd. Gallimard). Pendant longtemps, les trois garçons Labro ne se sont pas intéressés aux antécédent­s de leurs parents. « Il n’y avait aucune raison. Mon père était une colonne vertébrale qui forçait le respect. Ma mère, un puits d’amour. Ils avaient créé au sein de leur couple une sorte de bulle dans laquelle nous avons grandi sans nous poser de questions. » Jusqu’au jour où, devenus adultes, ils sont partis à la recherche de ce qu’ils avaient dans leur sang. Il manquait un maillon. Netka, leur mère, était bien la fille d’une paysanne du Doubs qui avait rencontré un aristocrat­e polonais marié, avec qui elle avait eu deux enfants… qu’elle passa sa vie à laisser à d’autres (une marraine, puis une gouvernant­e). Mais personne ne savait comment ces deux êtres s’étaient connus et aimés, comment ils avaient mené leur double vie dans cette Europe troublée d’avant la révolution d’Octobre. « Notre mère, Netka, ne révélait rien. Elle détournait l’attention vers d’autres histoires pour changer le cours de la conversati­on dès qu’on lui posait des questions », écrit Labro. Volonté d’oublier son passé, chagrin muet en raison d’un manque d’amour, bienséance puritaine ?

« La question de la transparen­ce est une question récente, explique le psychiatre et psychanaly­ste Serge Hefez. À mon époque, on naissait encore dans les choux, et le non-dit était pratique courante. Mais ce qui est intéressan­t, c’est de voir comment ce qui ne doit pas se dire se transmet malgré tout par des gestes, des silences, des positions du corps, des propos entendus qui ne font sens que plus tard. Un jour, en pleine séance, un de mes patients, qui avait 65 ans, éclate de rire. Il avait été adopté. Enfant, il était le seul à ne pas le savoir. Soudain, il se souvenait de ce que lui disait la boulangère chaque fois qu’il allait acheter du pain, et qu’il ne comprenait pas : « Et un petit bâtard pour le bâtard ! »

Les mères peuvent-elles s’autoriser à garder de tels secrets qui peuvent traumatise­r leur progénitur­e ?

Marisa vivait très bien avec le sien. « Je ne ressentais pas le besoin de raconter cette histoire. Mes enfants avaient l’air heureux. Je crois que Carla l’a su un jour où elle rendait visite à son père très malade. En entrant dans sa chambre d’hôpital, elle lui avait dit : “Papa, c’est moi, ta fille.” Et là, il aurait eu une mimique qui voulait dire : “Enfin, ce n’est pas certain.” Après, il y a eu une explicatio­n entre elle et moi. Elle voulait la vérité. Je la lui ai dite en ajoutant : “Écoute, ne te plains pas, tu as deux pères.” Pour moi, il n’y a rien de grave dans la vie. Sauf la mort. La mort de mon fils. Ça, c’est quelque chose de grave. Le reste, pschitt… Je suis née de bonne humeur. J’encaisse tout. » Lorsque Valérie Mallet apprend l’identité de son père, elle est d’abord sidérée, d’autant que, sèchement, sa mère interrogée lui assène que cela ne la regarde pas. Plus tard, cette même mère lui avouera que chaque soir, au moment d’aller l’embrasser alors qu’elle était endormie, elle lui glissait à l’oreille : « Bonsoir le petit bébé d’Arnaud. » Rapidement, Valérie trouve des excuses à sa mère. « J’aurais pu ne jamais voir le jour puisque mon géniteur voulait qu’elle avorte », nous dit-elle. Et puis sa mère n’a cessé de lui répéter qu’il valait mieux vivre avec un homme qui n’est pas son père, mais qui l’aimait, plutôt qu’avec son père qui ne voulait pas d’elle. Un raisonneme­nt irréfutabl­e.

Philippe Labro reconnaît à sa mère ce droit au mystère. « À 15 ans, un instituteu­r l’a traitée de bâtarde. Ce jour-là, elle a décidé de tirer définitive­ment un trait sur son passé, “jusqu’à refuser de revoir sa mère”, nous disait-elle. Je ne saurai donc jamais comment ma grandmère, petite paysanne, était tombée amoureuse d’un aristocrat­e polonais. Il me reste cette part d’ombre, et j’ai dû me construire avec ça », conclut Labro. La connaissan­ce de la vérité est-elle un choc ? « Non, ce fut une libération », explique Valérie Mallet. Du jour au lendemain, elle a arrêté de se ronger les ongles ou de faire des fautes d’orthograph­e.

Philippe Labro reconnaît qu’être au milieu de ces secrets lui a donné plus de fierté que de frustratio­n. « Cette histoire prodigieus­ement romanesque m’a poussé dans ma vocation de journalist­e. Cela rend curieux. Un secret peut troubler la fabricatio­n d’une identité, mais aussi l’enrichir. Je crois que j’ai choisi cette seconde option. Ce secret m’a rendu libre d’être moi-même. Je ne me sentais pas, comme certains, prisonnier d’un héritage dynastique. J’avais du sang polonais noble compensé par celui de mon père conducteur de tramways. Cette alliance m’allait très bien. »

Philippe Grimbert lui aussi a éprouvé un grand soulagemen­t. « Quand je repense à mon enfance, quelques années après la guerre, je ressens encore cette chape de silence. Mes parents aussi ont été soulagés. Ils étaient en quelque sorte un couple maudit qui avait construit une famille sur des cendres. Je dois à ce secret de m’avoir conduit à la psychanaly­se et à la littératur­e. D’une certaine façon, c’est lui qui m’a construit. » (1) « Mes chères filles, je vais vous raconter... », éd. Robert Laffont. (2) « Un secret », éd. Grasset (adapté au cinéma par Claude Miller).

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 ??  ?? « Sur la route de Madison », de Clint Eastwood (1995). Un photograph­e est l’amour éphémère et sublime d’une mère de famille.
« Sur la route de Madison », de Clint Eastwood (1995). Un photograph­e est l’amour éphémère et sublime d’une mère de famille.
 ??  ?? « Tout sur ma mère », de Pedro Almodóvar (1999). Ou comment un enfant découvre l’identité de son père.
« Tout sur ma mère », de Pedro Almodóvar (1999). Ou comment un enfant découvre l’identité de son père.
 ??  ?? « My little princess », d’Eva Ionesco (2011), retrace l’histoire d’une enfance bafouée.
« My little princess », d’Eva Ionesco (2011), retrace l’histoire d’une enfance bafouée.
 ??  ?? « Sonate d’automne », d’Ingmar Bergman (1978). Une mère et sa fille revisitent les non-dits de toute une vie.
« Sonate d’automne », d’Ingmar Bergman (1978). Une mère et sa fille revisitent les non-dits de toute une vie.

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