Madame Figaro

Juliette Binoche.

AUCUN PAYS, AUCUN DÉFI N’EST DE TAILLE À INTIMIDER IMMENSE ACTRICE, CETTE QUI JOUE, QUI PEINT, QUI DANSE ET QUI CHANTE AUSSI : À SA FAÇON, ELLE INCARNE BARBARA DANS UN SPECTACLE PRÉSENTÉ AU FESTIVAL D’AVIGNON. LA VOICI DANS NOS PAGES, ENVOÛTANTE APPARITIO

- PAR RICHARD GIANORIO / PHOTOS KATERINA JEBB / RÉALISATIO­N JONATHAN HUGUET

story :

CCET APRÈS-MIDI-LÀ, SUR SA TERRASSE, LE SOLEIL FRAPPE FORT. La lumière crue de l’été, impitoyabl­e, épargne pourtant son beau visage qu’elle attrape et sculpte, un visage fait pour le cinéma, un visage éclatant, expressif, aux lignes nettes, la peau idéalement pâle, les yeux sombres, rieurs, qui scrutent et interrogen­t. Une photo en noir et blanc. Tout rit dans le visage de Juliette Binoche, une femme qui sait regarder et écouter.

Le temps joue pour elle. Dans « Rendez-vous », d’André Téchiné, le film qui la révéla en une soirée au Festival de Cannes, on découvrait une beauté (elle était nue sur l’affiche) et, plus encore, un tempéramen­t. C’était en 1985 et, depuis, plus jamais le succès n’a lâché la main de cette actrice, une grande actrice, plébiscité­e partout, qui a reçu un oscar bien avant Marion Cotillard (« le Patient anglais », 1996), a joué Harold Pinter à Broadway (elle est parfaiteme­nt bilingue), a dansé au Théâtre de la Ville dans les bras d’Akram Khan, et continue de tourner avec la terre entière (Carax, Godard, Hou HsiaoHsien, Cronenberg, Kiarostami ou Haneke). Plus rien n’effraie Juliette Binoche, comédienne habitée dont l’engagement artistique n’est pas rien, qui semble aujourd’hui bâtie pour se frotter à tous les défis artistique­s et s’aventurer dans des expérience­s inédites, qui vont la nourrir et la faire grandir encore. Binoche, c’est aussi un corps, plus que chez n’importe quelle autre. Actrice physique ? Une évidence pour elle. Ce corps, elle l’a forgé, il est son axe, son moyen, son véhicule. Elle a pratiqué l’Actors Studio, travaille sans relâche, aime l’effort, a très bien compris – comme l’école américaine – qu’aucun artiste n’est plus libre que lorsqu’il a acquis une technique pour mieux s’en défaire. Aujourd’hui, des années de travail lui permettent un abandon à l’écran mais aussi dans la vie : Juliette Binoche, en accord avec ce qu’elle croit, s’est véritablem­ent ouverte.

Au Festival d’Avignon, dans quelques jours, elle se glissera dans la robe noire de la longue dame brune pour une évocation, à sa façon, de Barbara (1), dont on célèbre les vingt ans de la disparitio­n. C’est Alexandre Tharaud qui l’accompagne­ra au piano. Puis elle retrouvera deux réalisatri­ces, Claire Denis, pour un film de science-fiction avec Robert Pattinson, et la Japonaise Naomi Kawase. Avant cela, il y aura eu la sortie d’« Un beau soleil intérieur » (2) de la même Claire Denis, dans lequel elle rayonne. Juliette Binoche, ou l’exigence de la grâce.

L’ART : UNE NÉCESSITÉ

« On peut bien sûr trouver des raisons liées à son histoire, à son éducation, à ses parents, à une certaine ouverture. Mais je vois dans la nécessité de mettre l’art au coeur de sa vie une autre résonance. Chez moi, c’est un appel. Il y a d’une part la réalité, une réalité tangible – ce qu’on sent, ce qu’on voit, ce qu’on touche, ce qu’on entend –, et d’autre part le désir d’aller ailleurs, de créer un autre espace, un autre rapport à soi et aux autres. L’art m’y transporte. C’est comme une oblique qui permet une traversée. Quand je vois l’oeuvre de quelqu’un et qu’elle me traverse, c’est que je reconnais quelque chose qui dès lors m’appartient. Ces traversées, ces obliques, ces failles en quelque sorte, elles ne peuvent être ressenties que lorsqu’on a vécu soi-même des choses qui ont cassé des valeurs, des certitudes, des idées reçues, une éducation. Elles deviennent alors une sensibilit­é et même une conscience. Elles sont hors système. »

UNE ÉDUCATION POLYVALENT­E

« Mon père a été mime, il a dirigé une troupe de théâtre, puis il a été sculpteur. Ma mère, elle, a été actrice, elle est passée par l’enseigneme­nt, par l’écriture, et elle monte toujours des spectacles. Elle vient d’une famille d’immigrés polonais, elle a toujours eu besoin de s’affirmer intellectu­ellement. Mon père nous emmenait dans des cirques, dans des fêtes politiques ou artistique­s. Ma mère, c’étaient les spectacles, les concerts, les livres de peinture, la musique. Elle m’obligeait à lire, aussi. Enfant, je n’ai jamais eu à contredire l’éducation que je recevais parce que j’en avais besoin. J’avais des conflits face à mes capacités, mais pas face à l’éducation que m’offrait ma mère. Pour moi, il n’y a jamais eu de barrières entre les arts. »

LA COUR DE RÉCRÉATION

« Je n’arrivais pas à entrer dans le cadre académique de la scolarité, je n’arrivais pas à m’y intégrer parce que j’étais décalée. Ce que j’aimais, c’était la cour de récréation, qui me semblait être le vrai lieu du bonheur et le moment de tous les possibles, de l’amitié,

Dans le travail, en tant qu’actrice, je suis la moins c érébrale qui soit

de l’expression, de l’imaginatio­n, de la respiratio­n, de la création, de l’oubli et d’un infini. Je n’étais pas faite pour un système scolaire trop coupant, avec ses notes et ses diktats, cet espace dans lequel tout est assigné dans une sorte de nomenclatu­re érigée par un extérieur non identifié, qui décide ce qui est bien et ce qui est mal. Je distinguai­s déjà deux mondes, dont un dans lequel je me sentais plus heureuse et plus vivante : ce monde-là, je ne l’ai plus quitté. » LE SACRÉ ET LE PROFANE « Le sacré est partout, il est dans l’instant, car au creux de l’instant, on peut sentir le temps hors du temps, un instant d’éternité. Dans l’expérience du jeu, on le ressent très fort. En tout cas, si on le souhaite et si on veut le vivre comme ça. Il n’y a pas de hiérarchie dans le temps, chaque moment peut être le plus important : ainsi, cuisiner un plat peut se révéler aussi important que peindre. Ce qui compte, c’est l’intention derrière. Dans la danse, c’est l’intention qui va faire la différence : dans certains mouvements, ça part de loin, dans d’autres, c’est un simple travail de muscles. » LE CORPS ROI « Évidemment, à l’occasion d’une interview, j’aime bien décortique­r, décrypter. J’aime analyser avant s’il y a besoin, ou essayer de comprendre après ce qui a pu se passer, mais dans le travail, en tant qu’actrice, je suis la moins cérébrale qui soit. Quand je tourne, c’est le corps qui se met en route, qui commande et qui emmène. Le corps est un moyen de connaissan­ce sans fin. C’est le véhicule qui va faire passer l’intention, c’est aussi notre antenne de captation intuitive. Sans émotion, il n’y a pas de vie possible et donc pas de jeu. Si le corps d’un acteur n’est pas en résonance avec ce qu’il ressent, alors le jeu reste verbeux et ne touche pas. Je crois à l’engagement d’un artiste, car c’est lui qui peut faire bouger quelqu’un au fond de son siège, qui peut le réveiller, l’éveiller vers lui-même. C’est très ambitieux, mais je crois que c’est possible. Être acteur, c’est l’art le plus complet qui soit : la voix, le regard, le corps, l’intellect, le spirituel, et surtout le plus important : la présence, qui est le mystère le plus profond d’un être humain. »

VOIR PLUS LOIN, PLUS GRAND

« Les moments les plus extrêmes dans ma vie profession­nelle ? Il me semble que cela a été les deux ans de castings à mes débuts. Les castings, c’est accepter de se faire humilier, de se foutre à poil quand on vous le demande. C’est comme ça que cela se passait, en tout cas quand j’ai débuté, c’était le milieu des années 1980, quand on demandait beaucoup aux actrices de tourner nue. Rétrospect­ivement, quand j’y pense, je trouve ça fou. Mais jamais je ne me suis sentie réduite ou avilie, parce que mon but était plus loin et mon rêve plus beau, plus grand. Plus tard, on découvre aussi que l’abnégation est nécessaire pour se mettre au service d’un personnage et d’un film. Être acteur, c’est se soustraire. C’est ce que j’ai découvert dans la longue épreuve qu’a constitué le tournage des “Amants du Pont-Neuf”, qui m’a permis de voir à quel point j’étais forte et fragile… »

(1) « Vaille que vivre (Barbara) », les 23, 24, 25 et 26 juillet, au Festival d’Avignon, www.festival-avignon.com ; et le 15 octobre, à la Philharmon­ie de Paris, philharmon­iedeparis.fr

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