Madame Figaro

CORÉE DU NORD PYONGYANG STYLE

TOUT CHANGE, MÊME LA CAPITALE DU PAYS LE PLUS FERMÉ DU MONDE, OÙ L’ON PERÇOIT DES SIGNES DE TRANSGRESS­ION… VESTIMENTA­IRE. ISSUES DE FAMILLES PRIVILÉGIÉ­ES, LES REBELLES CONTOURNEN­T LA CENSURE ET OSENT UN MIX DE RÉTRO ET DE TENDANCES VENUES D’AILLEURS. CERT

- PAR SÉBASTIEN FALLETTI / PHOTOS LAURENT WEYL ENVOYÉS SPÉCIAUX À PYONGYANG

HOYANG INSPIRE UNE GRANDE GOULÉE D’AIR PUR pour surmonter le trac et s’élance. Sur les marches du palais des Enfants, la fillette débite à la vitesse d’une mitraillet­te son monologue : l’histoire de ce complexe pharaoniqu­e, cadeau du « président éternel » Kim Il-sung offert aux bambins de la « fière » République populaire démocratiq­ue de Corée. On a peur qu’elle ne bute sur les mots, tant la tension est palpable sous le regard sévère de sa maîtresse. Fine comme une brindille, Hoyang porte le foulard rouge des pionniers sur son uniforme bleu foncé, décoré d’un pin’s sur la poitrine à la gloire du parti du Travail. Une jupe plissée jusqu’au genou dévoile des jambes frêles. Mais une surprise nous attend au ras du sol. L’écolière exhibe timidement de coquettes sandales noires à boucle, équipées de talons qui la grandissen­t. À 11 ans, la petite fille modèle vole déjà sur l’asphalte comme une mannequin qui s’ignore. Une surprise, même pour notre accompagna­trice, Mme Kang, qui ne nous lâche pas d’une semelle durant cette semaine de reportage dans le pays le plus mystérieux du monde. « À son âge, je n’aurais jamais eu le droit de porter des talons », confie, étonnée, notre guide trentenair­e. Tout change, même à Pyongyang, en l’an 106 de l’ère du Juche, cette idéologie autarcique qui guide le régime instauré par le maréchal Kim Jong-un. Sur les avenues stalinienn­es de cette capitale verdoyante de trois millions d’habitants, les talons hauts claquent, couvrant le bruit des bottes. Le stiletto semble le nouvel uniforme des jeunes de cette ville réservée aux familles bien connectées au parti du Travail. En pleine escalade de tensions nucléaires avec Donald Trump, Pyongyang a des allures de défilé de mode à ciel ouvert. À l’heure de la sortie des bureaux, sur la monumental­e artère Ryomyong, tout juste inaugurée en grande pompe par le leader suprême, les jeunes femmes rivalisent d’atours, affichant leur goût pour la mode. Voici donc le Pyongyang style, mélange unique de rétro et de tendances saisies à l’étranger en contournan­t la censure qui prive les vingt-cinq millions de Nord-Coréens d’Internet, de Facebook et de toute télévision étrangère. Comme cette employée portant un trench-coat digne de Charlotte Gainsbourg par-dessus un « chogori » bleu marine, l’habit traditionn­el et austère réservé aux grandes occasions. L’imper façon Burberry est donc devenu un classique ici aussi, comme à New York ou à Paris.

Les tons sobres – noir, beige ou gris – dominent, au diapason de l’architectu­re, mais certaines passantes osent la couleur, comme avec ce tailleur rouge éclatant, et avancent d’un pas décidé. Ou encore cette danseuse débridée en pull-over magenta sur pantalon noir moulant et lunettes de soleil mouche, qui se déhanche aux décibels du parc Moranbong, un dimanche après-midi. Son compagnon arbore, lui, un blouson vert olive militaire et des lunettes teintées, hommage discret au « cher dirigeant » défunt Kim Jong-il, le père de l’actuel leader. Contraste saisissant entre les sexes. Dans la bulle de Pyongyang, les femmes bousculent les codes, quand les hommes s’accrochent à ceux du pouvoir. La blouse sombre au col Mao, taillée sur mesure, reste l’uniforme de prédilecti­on de l’employé modèle.

LA LOI DE LA JUPE

La révolution vestimenta­ire est entre les mains de la jeunesse issue des bonnes familles de la capitale, choyées par le régime qui veut s’attacher le soutien politique de ces élites. Mais la mode reste strictemen­t encadrée par le pouvoir totalitair­e qui édicte, par exemple, le port de la jupe aux jeunes femmes le 1er avril (plutôt que le pantalon), sous peine de réprimande­s de gardiennes de la morale postées aux carrefours. Une gangue déchirée par la jeune génération privilégié­e, à l’image de cet essaim de filles sages qui acceptent de poser devant l’objectif avec un plaisir évident, sur l’avenue de la Libération. Talons hauts, boucles d’oreilles, sacs à main en bandoulièr­e et téléphone portable, ces lolitas ont les attitudes des fashionist­as de Hongkong ou de

Les femmes bousculent les codes, quand les hommes s’accrochent à ceux du pouvoir

Singapour, qu’on retrouve dans les pubs des marques de luxe. Cette jeunesse bataille pour une admission dans les meilleures écoles, en particulie­r à l’université Kim Ilsung. À peine la séance de photos terminée, les jeunes femmes se précipiten­t sur l’écran de l’appareil pour jauger leur look. L’esprit socialiste frugal attendra. Une scène inimaginab­le lors de notre dernière visite, il y a deux ans. Car la transforma­tion des apparences révèle une mutation socio-économique souterrain­e en cours dans le « Jurassic Park » du communisme, qui est tirée par les femmes. Si 41 % de la population souffre toujours de malnutriti­on, selon un récent rapport de l’ONU, une timide croissance économique est de retour depuis 2014. Le PIB par habitant a franchi pour la première fois la barre des 1 000 dollars (à titre de comparaiso­n, il était, en France, de 31 800 euros, ou 36 280 dollars, en 2016), selon un rapport du Hyundai Research Institute publié l’an dernier. Et cette progressio­n bénéficie d’abord aux nantis de Pyongyang.

AFFAIRES DE FEMMES

« Le business à Pyongyang s’apparente au sexe dans l’Angleterre victorienn­e. Tout le monde le pratique, mais personne n’en parle », affirment James Pearson et Daniel Tudor dans leur ouvrage « North Korea Confidenti­al » (Tuttle Publishing, 2015). Incapable de nourrir sa population depuis la grande famine des années 1990, le régime socialiste a dû tolérer une économie privée – de survie – qui a favorisé, ces dernières années, une société marchande grâce à l’accumulati­on de capital. Et ce sont les femmes qui sont à la pointe de cette révolution silencieus­e. « Elles jouent un rôle déterminan­t dans la nouvelle économie marchande. Dès qu’elles endossent la fonction maternelle, elles ne sont pas obligées de pointer à l’usine ou au bureau comme les hommes. Cela leur donne le temps pour développer les affaires », explique un diplomate européen installé sur place. Un paradoxe de plus au royaume du Juche. Le long des avenues, des kiosques à boissons, yaourts ou DVD, généraleme­nt tenus par des femmes, ont poussé comme des champignon­s. Celles qui ont de l’entregent deviennent même des businesswo­men averties et prospères. Comme Song Son- hui, épouse d’un ingénieur héros de la révolution, qui gère plusieurs magasins d’optique et de souvenirs au pied de l’arc de triomphe nord-coréen, plus haut que celui de Paris. « De nos jours, du soir au matin, il y a du changement à Pyongyang ! » s’enthousias­me cette matrone fière de présenter son nouveau projet : l’ouverture du premier restaurant français de la ville ! Pour trouver des investisse­urs, elle voyage régulièrem­ent à Pékin et à Shanghai, « une ville où il est très facile de rencontrer des partenaire­s en affaires », dit-elle. Une exception réservée à ce personnage haut placé dans les arcanes du Parti, car l’essentiel de la population est interdit de passeport.

HÉROÏNES SOUS INFLUENCE

Cette révolution entreprene­uriale féminine bouscule le cadre ambigu proposé à la femme par le régime. L’idéologie socialiste lui a accordé des droits plus avancés que dans la Corée du Sud capitalist­e et longtemps conservatr­ice en matière de moeurs. « En théorie, la femme nord-coréenne est l’égale de l’homme. Mais elle doit être une superwoman : héroïne de la révolution, épouse fidèle et mère parfaite », explique l’anthropolo­gue Benjamin Joinau, fondateur des éditions de l’Atelier des Cahiers, qui travaille sur ce dossier. Et dans les faits, le « songun », ou politique de priorité à l’armée des années 1990, l’a cantonnée au rôle maternel, relais crucial pour transmettr­e l’idéologie aux nouvelles génération­s. La marche vers la libération est encore longue. Un chemin qu’illustre Gumi, fière d’avoir décroché un job à la récente patinoire de Pyongyang, autre cadeau du jeune leader à son peuple. « Il est venu trois fois ici. Je rêve de faire une photo avec lui », explique la jeune femme de 25 ans. Mais son avenir profession­nel reste sous l’emprise matrimonia­le. « Cela dépendra de mon mariage », explique Gumi. Malgré ses talons précoces, nul ne sait si la petite Hoyang aura plus de choix.

DISPARITÉ

Plus de 40 % de la population souffre de malnutriti­on. Mais à Pyongyang, dans ce restaurant de quartier, on trouve de nombreux produits d’importatio­n venus de Chine ou du Vietnam.

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