Madame Figaro

Interview Françoise Nyssen, ministre de la Culture.

QUATRIÈME FEMME MINISTRE DE NOTRE SÉRIE, FRANÇOISE NYSSEN SE CONFIE SANS TABOU. ÉDITRICE RESPECTÉE DEPUIS QUARANTE ANS, ELLE A RELEVÉ UN NOUVEAU DÉFI EN S’INSTALLANT RUE DE VALOIS, AVEC LE DÉSIR DE FAIRE AVANCER CULTURE ET ÉDUCATION.

- PAR VALERY DE BUCHET / PHOTOS SAMUEL KIRSZENBAU­M

UNMATIN CLAIR, FIN JUILLET, rue de Valois, à Paris. La ministre arrive en Zoe blanche. Une « petite cohérence », comme elle dit. En mai, sa nomination avait surpris tout le monde. Une éditrice à la Culture, c’était du jamais-vu. Une chef d’entreprise, qui plus est. Les a priori n’ont pourtant jamais encombré cette fille du Nord venue grandir dans le Sud. Les contradict­ions non plus. Sa ligne directrice repose sur le sens de la vie. Une façon d’avancer sans trop regarder derrière. Le premier engagement familial remonte à 1914, quand sa future grand-mère suédoise fuit la neutralité de son pays et rencontre à l’hôpital de Rouen un jeune homme qui lui enseigne le français, le flamand et l’épouse. La suite passe par Anvers et Bruxelles, où l’éducation de la petite Françoise se fait au lycée français. Le bac en 1968, une licence de biologie moléculair­e, un diplôme d’urbanisme… Elle s’investit dans les comités de quartier à Bruxelles. À 28 ans, elle quitte son premier mari et s’installe à Paris avec ses enfants. Quelques mois dans un ministère la font fuir et rejoindre l’aventure d’Actes Sud, que son père, Hubert, vient de lancer. Au fil du temps et à rebours des pratiques, la petite maison d’édition devient le symbole de la possibilit­é d’une province, atypique, florissant­e et universell­e. Entourée de Jean-Paul Capitani, son second mari, et de Bertrand Py, Françoise Nyssen l’a formidable­ment développée. Actes Sud compte aujourd’hui une dizaine de maisons satellites, un chiffre d’affaires de 85 millions d’euros, plus de trois cents salariés, un catalogue de onze mille cinq cents titres, trois prix Goncourt, deux prix Nobel et des auteurs influents par poignées - Salman Rushdie, Kamel Daoud ou encore Pierre Rabhi, le chantre de l’agroécolog­ie, pour ne citer qu’eux. Mais la réussite compte peu face à la tragédie. La catharsis et son mouvement vital l’emportent. En 2015, trois ans après le suicide de leur fils Antoine, 18 ans, les Capitani ouvrent, dans un espace agricole, le Domaine du Possible, une école elle aussi inédite, mélange de réel, de bienveilla­nce et d’exigence. Une définition du style Nyssen, qui a toujours fait plus que son métier.

« MADAME FIGARO ». – Quelles valeurs vous ont construite ?

FRANÇOISE NYSSEN. – La notion de valeur même me nourrit. Je ne pense pas que l’on puisse avancer sans être convaincu de ce que l’on fait

et pour quoi on le fait. Avec comme fils conducteur­s la cohérence et la fraternité : comment faire pour vivre ensemble en considéran­t l’autre. La bienveilla­nce entraîne la bienveilla­nce - cela n’empêche pas d’être conscient et lucide, loin de là. Mais la bienveilla­nce permet de se donner de l’énergie pour avancer. Le partage et l’accueil m’ont toujours guidée. Cela a commencé par mon engagement citoyen dans les quartiers de Bruxelles, et continué quand je suis allée à Arles. Accompagne­r la création d’une entreprise, c’est aussi se demander pour quelle raison on la fait, avec qui et où. Ce n’est pas neutre. Dans mon cas, il s’agissait d’accompagne­r des auteurs et des livres dans le monde entier. Il s’agissait d’être là, sur ce territoire, dans cette région, en prouvant que l’on peut porter ce genre de projet loin de Paris. Et puis, il s’agissait de faire : organiser des concerts, des lectures…

Quelles sont les personnes qui vous ont influencée ?

J’ai eu la chance de pouvoir être élevée dans la culture, alors je dirais : les artistes. Et ma famille. Mon père, ma mère, mes enfants, l’homme avec qui je vis depuis si longtemps. Et la figure très forte de ma grand-mère suédoise. Elle est presque vivante en moi. Elle m’a accompagné­e jusqu’à mes 35 ans passés. Mais le temps n’est pas la chose la plus importante ; ce qui compte, c’est surtout ce qu’on en fait.

Qu’est-ce qui est important finalement ?

De ne pas avancer seuls, mais en fonction de ce qui nous entoure et des autres. Je ne peux pas imaginer ma vie en étant recluse et renfermée. J’ai eu la chance de pouvoir étudier les sciences dans la première partie de ma vie, et je reste passionnée par les études sur le cerveau. J’ai été émerveillé­e par la conférence de Pierre-Marie Lledo – un grand nom de la neurobiolo­gie – à l’Institut Pasteur, dans laquelle il a expliqué que la chose la plus importante pour entretenir son cerveau - puisque le cerveau est la « chambre d’écho de l’autre » -, ce sont les échanges avec l’autre. Je me souviendra­i toujours aussi de la fin du discours de réception de prix Nobel d’Imre Kertész, disant que, finalement, c’est l’amour qui l’a sauvé.

À quoi ressemblai­t votre vie d’éditrice durant près de quarante ans ?

En termes de philosophi­e, elle n’est pas si éloignée de celle que j’ai à présent comme ministre. Mon rôle est aujourd’hui - comme il l’était hier avec les auteurs d’accompagne­r, d’aider à faire connaître, de permettre que des projets deviennent réalité. On peut transposer cela dans toute activité. Je dis souvent que j’étais une « ourleuse », une « chef d’orchestre », en tant qu’éditrice, à faire en sorte que tous ensemble nous puissions avancer. C’est aussi la vision que j’ai de mes responsabi­lités actuelles.

En fait, votre vie personnell­e est depuis toujours mêlée, imbriquée à votre vie profession­nelle…

C’est très juste, et cela a toujours été comme ça. C’est ainsi que j’ai vécu et que je continue à vivre. Avec l’équipe ici, on vit ce qu’on fait. Pas pour « faire le job », mais par conviction.

Que vous reste-t-il de ces deux jours, quand vous avez reçu le coup de téléphone d’Emmanuel Macron vous proposant le ministère de la Culture avant de venir le rencontrer le lendemain à Paris ?

Je n’y pense plus, car ce qui est important aujourd’hui, c’est d’avancer, de faire. Il y a eu ce moment, la mesure de la responsabi­lité qui m’était confiée, les questions. Qu’est-ce que cela voudrait dire de ne pas le faire ? Mais bien sûr qu’il faut y aller ! Avoir accompagné avec conviction la culture pendant quarante ans et se dire que maintenant on peut peut-être le faire à une échelle beaucoup plus importante, c’est formidable. Il s’agit d’accompagne­r ce qui se passe pour que nos concitoyen­s aient de nouveau cette fierté et cette envie d’avancer et puissent sortir de cette fracture où ils se sentent en permanence.

Vos impression­s des premiers jours Rue de Valois ?

L’impérieuse nécessité d’avancer pour faire. Constituer une équipe en quelques jours - nous sommes dix. Une première sortie symbolique à la Villette autour de l’éducation aux arts et à la culture des jeunes, dont je fais ma priorité :

cela m’a permis de croiser des collégiens qui venaient de voir une exposition, des répétition­s de théâtre, des ateliers. Deuxième moment emblématiq­ue de ces premiers jours : mon premier point presse, en tant que ministre, au marché d’Arles, c’est-à-dire en région et non à Paris. Et puis, troisième moment marquant, symbolique de mon envie de travailler avec les autres ministres : j’invite Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation nationale, à déjeuner rue de Valois, et tout de suite nous avons cette connivence autour de la nécessité de placer la culture au centre de l’éducation de l’enfant. La culture n’est pas un supplément d’âme, mais un point vraiment constituti­f de l’éducation. Et nous avons très vite lancé notre premier projet commun : la rentrée des classes en musique, pour placer ce retour à l’école sous le symbole de la joie et du bonheur d’apprendre, plutôt que de l’angoisse ou du stress.

C’est un peu la mise en pratique au niveau national du Domaine du Possible…

C’est en tout cas le premier signal donné quant à notre volonté de faire avancer ensemble la culture et l’éducation. Je fais souvent référence au film « Demain », de Cyril Dion et Mélanie Laurent : tout part de l’idée que si l’on se raconte une histoire possible, alors on peut la vivre.

En quoi ce poste de ministre a-t-il bouleversé votre existence ?

Je ne sais pas si cela l’a bouleversé­e. Les notions de plaisir et de nécessité qui me guident restent présentes. J’ai une déterminat­ion, une équipe ici, des équipes sur le terrain, et avec les autres ministres nous partageons l’envie d’avancer, laquelle répond au désir des Français qui ont voté pour ce gouverneme­nt.

Vous êtes aussi devenue ministre à l’âge où d’autres prennent leur retraite…

Il n’y a pas d’âge, et je disais déjà avant que j’aime bien vieillir : cela apporte une capacité de réflexion.

Avez-vous renoncé à quelque chose en devenant ministre ?

Je n’y ai pas pensé non plus : il n’y a pas de renoncemen­t quand on a l’honneur de se voir proposer une telle mission. Mon rythme de vie a un peu changé, mais j’ai la chance incroyable, justement à mon âge, de pouvoir le faire. Même si effectivem­ent, parfois, je voudrais avoir un peu plus de temps pour écouter de la musique, être avec les uns et les autres, mais les moments que je prendrai seront d’autant plus riches de tout ce que j’aurai eu la chance de vivre.

Quelles seront vos premières mesures ?

Toutes les mesures avec l’Éducation nationale sont très importante­s, à commencer par l’éducation artistique. Il s’agit aussi d’accompagne­r la nécessité de la culture pour tous - l’ouverture des bibliothèq­ues le week-end y participe, de même que le pass culture que nous voulons mettre en oeuvre pour les jeunes le jour de leur 18 ans. Il faut travailler sur la diversité, l’Europe de la culture et le Bassin méditerran­éen. La ministre des « travaux pratiques » que je suis observe les expérience­s et rencontre ceux qui les mettent en oeuvre.

Prendrez-vous quelques jours de vacances ?

Oui. Je pars marcher et lire dans la montagne, dans un endroit que j’aime particuliè­rement, où il fera frais, où je prendrai un peu de hauteur. Le plus important, c’est de toujours continuer à se remettre en question et à se nourrir de la pensée des autres.

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Françoise Nyssen

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