Madame Figaro

BURN-OUT PARENTAL

C’EST LE NOUVEAU MAL DU SIÈCLE. UNE COURSE À LA RÉUSSITE POUR AVOIR DES ENFANTS BRILLANTS, ÉPANOUIS, GENTILS, BILINGUES ET NOURRIS AU BIO… NOMBRE DE PARENTS ÉPUISÉS ET CULPABILIS­ÉS IMPLOSENT SOUS LE POIDS DE CES INJONCTION­S. ET SI ON LÂCHAIT PRISE ?

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Décryptage le burn-out parental.

MAIS VOUS N’AVEZ PAS DE CURCUMA bio ? » Il y avait dans le ton de la supernouno­u, ce matin-là, une sincère surprise et un brin de reproche. Bénédicte ne s’est pas démontée : « Eh bien non, il n’y a pas de curcuma bio ni de purée de légumes maison dans le congélateu­r. En revanche, il y a un panier de linge qui déborde dans la salle de bains ! » Elle a déposé le petit Lulu dans les bras de la nanny sidérée et a refermé la porte derrière elle, fière et soulagée d’avoir, pour une fois, tenu tête, via la jeune Lily, à tous les donneurs de leçons de ce début de siècle. Le culte de la mère parfaite ne date pas d’hier, mais il se cantonnait jusqu’ici à la sphère intime. Aujourd’hui, réussir ses enfants est devenu un devoir social. Hors la performanc­e, point de salut, pour l’éducation de nos enfants comme dans tous les domaines de nos vies. « Parentalit­é positive », « éducation bienveilla­nte »… Les nouvelles mères (et les nouveaux pères) jonglent avec des concepts qui mettent la barre toujours un peu plus haut. Sans parler des réseaux sociaux, où c’est le marathon du parent le plus exemplaire. Ces enfants qui ont été

voulus, programmés, pas question de les « rater ». Même pour vendre des poussettes et des tables à langer, une grande enseigne de puéricultu­re affiche : « Réussir son bébé »…

LA TYRANNIE DE L’EXIGENCE

« Partout on doit faire mieux et plus, souligne le philosophe Fabrice Midal (1). Comme si le mantra de notre société était “Ça ne sera jamais assez”. Au travail comme avec les enfants, le burn-out est la maladie de ceux qui veulent répondre à cette exigence de la société, l’idée qu’il faut se sacrifier. Ils veulent tellement bien faire qu’ils n’écoutent plus ce qu’ils vivent ni ce qu’ils ressentent. C’est de la maltraitan­ce envers soi-même, une instrument­alisation de soi. Les gens qui font un burn-out sont mus par les meilleurs sentiments. Mais souvent ils s’entendent dire, en plus, que c’est leur faute : ils n’avaient qu’à mieux contrôler leurs affects. Alors qu’ils n’ont fait qu’introjecte­r la pression de la société. »

Mais la pression est tellement intégrée que ce sont désormais les parents qui l’entretienn­ent entre eux. « C’est une vraie compétitio­n, décrit Élise, 38 ans, mère de trois enfants. Il faut que tout fonctionne partout ! À la sortie de l’école, au parc, sur Internet, c’est l’ère de la famille Ricoré, autour d’enfants rois qu’il faut rendre heureux à tout prix. Quitte à mettre son couple et soi-même entre parenthèse­s. S’oublier à ce point, c’est cassegueul­e ! Avec plein de diktats qui changent tout le temps, comme pour le corps parfait. “Quoi ? Tu le mets à la cantine ? Mais tu as vu ce qu’ils mangent !” J’ai vu un groupe de parents faire une descente à l’école pour demander de supprimer le gluten. D’autres sont tellement choqués que leurs enfants ne fassent “rien” au centre de loisirs qu’ils ne prennent plus que des baby-sitters anglosaxon­nes… Le maître mot, c’est les “stimuler”. Et s’ils ne sont pas super heureux, c’est que l’on a tout raté. Le pire, c’est qu’il y a aussi la mode inverse : celle des “bad moms” (2). Du genre “qui regarde la fin de sa série pendant que bébé pleure dans son lit”… Dans les deux cas, il faut que ça devienne un spectacle, un modèle. De quoi devenir schizophrè­ne ! »

LES IMAGES DE LA RÉUSSITE

Sophrologu­e et hypnothéra­peute, Laetitia Prat-Gilles reçoit de plus en plus de mères brisées par cette exigence de dévouement et de perfection. Elle-même, avec ses trois enfants, n’est pas passée loin.

« Ce qui m’a sauvée, c’est d’avoir la dose d’égoïsme nécessaire, et de ne pas me mettre la pression, résume-t-elle. Au troisième enfant à plus de 40 ans on a du recul – le regard des autres, on s’en moque ! Mais c’est difficile pour les jeunes mères d’échapper à cela. Je vois très bien l’évolution en vingt ans, entre ma première fille et mon petit dernier. Les livres, les émissions… Le spectre du “bon parent” rôde partout. Et puis les réseaux sociaux ! Les parents y exhibent des enfants “réussis” qui parlent trois langues à 6 ans, pratiquent le violon, le tir à l’arc et les échecs… Il faut voir Facebook au moment des résultats du bac. “Le mien a eu mention très bien”, “le mien, seulement bien !” Et le nôtre, alors, qui n’a rien eu du tout ? »

Désormais les mercredis virent au cauchemar : sport, activités artistique­s, cours de langue… « On a peur du vide, souligne la psychanaly­ste Sarah Chiche, alors qu’il est si précieux pour un enfant d’avoir du temps pour inventer, observer, devenir impatient de grandir. On est pris au piège de vouloir non seulement l’enfant le plus adapté possible, mais de préférence un peu plus que les autres, meilleur. Il est devenu une préoccupat­ion centrale, le signe extérieur de réussite de ses parents. »

Même organiser un anniversai­re demande aujourd’hui des talents de maître de cérémonie. « Il faut voir les cartons d’invitation, raconte en riant Camille, 34 ans, mère d’un petit de 6 ans. La dernière fois, Anthony a reçu une carte Pokémon personnali­sée ! À la fête, il y avait des ballons qui libèrent des bonbons quand ils claquent. Il est même reparti avec des cadeaux ! Quand je pense que pour son anniversai­re à lui, j’étais seule avec trois gamins… Mais sans complexes : ils se sont éclatés ! »

LA DÉMISSION IMPOSSIBLE

Dès la grossesse, la course est lancée. Comment faire un bébé zen, accoucher sereinemen­t, allaiter sans souci… La liste est longue des « how to » qui jalonnent la vie d’une mère, des injonction­s – souvent contradict­oires – et des images d’Épinal où la vie des autres a l’air si facile et si radieuse.

« Je suis toujours épatée, sur Instagram, note en souriant Astrid, 32 ans, par cette maman de huit enfants, belle comme le jour, qui vit avec son mari au milieu des vignes et qui publie des posts tous plus idylliques les uns que les autres. Je la revois, juste après son dernier accoucheme­nt, nickel dans son lit, belle et maquillée comme pour une pub. Moi, j’étais enceinte, les pieds gonflés par la rétention d’eau… »

Pas facile de rester dans la course et de garder le sens de l’humour. Celles qui craquent, et que l’on retrouve – de plus en plus nombreuses – dans les cabinets de psy, n’ont plus aucune distance, elles croulent sous l’immensité de la tâche, sans une seconde à elles, persuadées d’être les seules dans leur cas.

Un mécanisme proche du burn-out au travail. « Toutes les études confirment le parallèle, explique Moïra Mikolajcza­k (3), docteur en psychologi­e, qui a consacré des années de recherche à ce sujet. Trop de stress accumulé trop longtemps, trop de responsabi­lités, trop d’engagement personnel… Résultat : épuisement physique et émotionnel, perte d’efficacité, distanciat­ion affective. Mais aussi problèmes de sommeil, consommati­on d’alcool, plaintes somatiques… Et même pas la perspectiv­e de pouvoir démissionn­er ! »

Certes, les plus vulnérable­s sont les plus minutieu(ses)x, les plus obsédé(e)s de performanc­e, et celles et ceux qui ont quelque chose de leur propre enfance à réparer. « Mais n’importe qui est susceptibl­e de craquer, affirme Moïra Mikolajcza­k, quels que soient l’âge, le milieu, le nombre d’enfants (et leur âge)… » Elle-même y est passée.

« Le premier réflexe, pour s’en sortir, c’est de reconnaîtr­e qu’on est victime de cette pression, conseille Fabrice Midal. Constater ce qui se passe sans honte ni culpabilit­é. C’est notre société qui conduit au burn-out. Ensuite, se foutre la paix ! Même pas se dire qu’il faut se détendre ou s’occuper de soi. Non, c’est justement parce que l’on est trop appliqué à suivre des injonction­s que l’on s’épuise. Il faut sortir de l’idée “Si je faisais quelque chose, ça irait mieux”, et trouver une manière de faire qui ne réponde pas à la pression. Faire comme on le sent, même si c’est imparfait. Le mythe de la perfection est écrasant. Être humain, c’est faire des erreurs, ne pas être parfait. »

ACCEPTER L’IMPERFECTI­ON

Bonne nouvelle, dont on peut trouver la version joyeuse et vécue dans « C’est décidé, je suis fabuleuse. Petit guide de l’imperfecti­on heureuse » (4), d’Hélène Bonhomme, 30 ans, mère de jumeaux de 4 ans et demi, qui a créé son blog (fabuleuses aufoyer.com) rien que pour ça : se sortir elle-même du tunnel et secouer toutes celles qui sont encore à l’intérieur. « Je suis ravie de raconter mon histoire. C’est une histoire normale, explique-t-elle, avec un superconjo­int qui a cherché à m’aider mais qui ne comprenait pas ce qui m’arrivait. J’avais vraiment plongé, et je peux témoigner qu’on s’en sort, et même plus forte. Nous ne sommes ni parfaites ni indignes. Ni toutespuis­santes. On n’arrive pas à tout faire, et c’est normal. J’ai accepté ma part de vulnérabil­ité et mon droit à l’erreur. Je me suis réconcilié­e avec moi-même. Avec le temps que j’ai dégagé pour moi (en acceptant de mettre mes petits à la garderie), j’ai construit cette communauté (30 000 visites par mois), à qui je répète inlassable­ment : “Profitez de ce passage à vide pour vous questionne­r, vous recentrer. Réinventez votre vie.” »

Qu’on se le dise, comme elle se plaît à le répéter : telles que nous sommes, nous sommes simplement fa-bu-leuses.

(1) Auteur de « Foutez-vous la paix ! Et commencez à vivre », éd. Flammarion/Versilio.

(2) « Bad Moms » (« Mères indignes ») est un film de Jon Lucas et Scott Moore, sorti en 2016.

(3) Coauteur, avec Isabelle Roskam, du « Burn-out parental. L’éviter et s’en sortir », éd. Odile Jacob.

(4) Aux éditions Première Partie.

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