Madame Figaro

/Interview: Catherine Millet.

DANS UNE ÉTUDE TRÈS FOURNIE, L’AUTEUR DE “LA VIE SEXUELLE DE CATHERINE M.” SE PENCHE SUR LE PARCOURS D’UN AUTRE ÉCRIVAIN À SCANDALE : L’ANGLAIS D. H. LAWRENCE, PRÉCURSEUR DE L’ÉVOCATION DE LA LIBERTÉ ET DU PLAISIR FÉMININ.

- PAR MINH TRAN HUY/ PHOTOS JEAN-FRANÇOIS ROBERT

AVEC«AIMER LAWRENCE » *, Catherine Millet signe une exploratio­n approfondi­e et très personnell­e de la vie et de l’oeuvre de l’auteur de « l’Amant de lady Chatterley ». Comme dans « Dalí et moi », elle raconte l’écrivain, son parcours nomade, les femmes libres qu’il connut et qui lui inspirèren­t ses héroïnes hors normes, tout en se racontant elle-même. Elle l’analyse à l’aune de sa propre expérience et réciproque­ment, si bien que l’essai se rattache par la bande à sa trilogie autobiogra­phique – le célèbre « la Vie sexuelle de Catherine M. », vendu à plus de deux millions d’exemplaire­s et traduit dans plusieurs dizaines de langues, et les remarquabl­es « Jour de souffrance » et « Une enfance de rêve ». La directrice d’« Art Press », qui partage avec D. H. Lawrence bien des idées et préoccupat­ions – en particulie­r la volonté de comprendre et de dire l’acte et les comporteme­nts sexuels –, nous fait aussi redécouvri­r une oeuvre qui obtint un (immense) succès de scandale sur un malentendu. L’occasion de converser à bâtons rompus tant sur la jouissance féminine que sur le féminisme d’hier et d’aujourd’hui.

« MADAME FIGARO ». – Vous déclarez dans votre essai que vous n’auriez peut-être pas écrit « la Vie sexuelle de Catherine M. » si vous aviez lu « l’Amant de lady Chatterley ». Est-ce vrai ?

CATHERINE MILLET. – Disons que je n’aurais pas écrit ce livre avec la même naïveté et la même spontanéit­é. Je me suis lancée dans « la Vie sexuelle de Catherine M. » parce qu’il me semblait qu’il manquait un écrit descriptif précis de l’acte sexuel et de comporteme­nts sexuels du point de vue de la femme. Écrire, pour moi, c’est décrire ce qui n’a pas été décrit. Et j’ai été stupéfiée en lisant Lawrence, et notamment « l’Amant de lady Chatterley », non seulement par les descriptio­ns de l’acte sexuel du point de vue d’une femme, donc, mais aussi par celles de l’orgasme, très troublante­s par leur justesse, leur vérité. Je songe à ses métaphores avec l’image de ce flot qui envahit le corps… Il n’a pas pu faire autrement, à mon sens, qu’interroger les femmes qui l’entouraien­t.

N’est-il pas étonnant, comme vous le soulignez, que Lawrence ait pris pour thème le plaisir sexuel féminin et non pas la sexualité ou le plaisir sexuel en général ?

Oui, l’absence du point de vue masculin surprend. Il n’y a pas de descriptio­n de l’orgasme éprouvé par Mellors, l’amant de lady Chatterley, en parallèle de celle de l’orgasme de cette dernière, et cela tient au fait que le véritable sujet de Lawrence était les femmes, en particulie­r ces femmes dont faisaient partie celles qu’il fréquentai­t. Il a eu beaucoup d’amies qui vivaient du roman, travaillai­ent, créaient – il était très proche de Katherine Mansfield, par exemple. Son thème reste avant tout l’émergence des femmes dans la vie

sociale, avec leurs revendicat­ions profession­nelles, politiques, etc., mais aussi sexuelles.

Lawrence a compris, selon vous, que « l’évolution du monde était liée non pas au changement de statut social des femmes – plate revendicat­ion féministe – mais au plein accompliss­ement de leur jouissance sexuelle »…

Contrairem­ent à Lawrence sans doute, je n’ai mené aucune enquête. Je m’appuie uniquement sur mon expérience personnell­e et sur l’observatio­n des femmes autour de moi. J’appartiens à la première génération de femmes à qui on a parlé du plaisir de l’orgasme. Je suis contempora­ine, ainsi que je l’écris dans le livre, des premiers ouvrages écrits par des féministes invitant les femmes à observer leurs propres organes sexuels. Woodstock et la révolution sexuelle n’auraient pas eu lieu sans l’émancipati­on féminine. Inversemen­t, les droits des femmes ne peuvent se comprendre sans le droit à disposer de son corps et le droit à la volupté. Le plaisir est un enjeu crucial, et on le constate tous les jours : pas un magazine ne paraît sans un article portant sur la sexualité, comment s’assurer l’orgasme, où sont les bons amants, comment manipuler un sex-toy, sans compter les romans, essais, témoignage­s traitant de la jouissance féminine… Il s’est passé un siècle depuis Lawrence, et on n’a pas encore épuisé le sujet.

Son constat, selon lequel nous en savons plus sur le rôle et le fonctionne­ment du corps et de la sexualité mais ne mettons pas ce savoir en pratique, est-il toujours valable, selon vous ?

On avait commencé à lire Freud à l’époque de Lawrence. Il s’en moque, d’ailleurs, racontant qu’on ne peut entrer dans une maison sans y trouver d’ouvrage sur la sexualité. La psychanaly­se était à la mode et s’est ensuite largement répandue – j’appartiens à une génération qui a beaucoup fait pour la vulgarisat­ion de cette dernière. Mais tout cela reste, encore aujourd’hui, cantonné au théoriq ue, comme coupé de la pratique, du quotidien.

Peut-être est-ce lié à une forme d’autocensur­e semblable à celle de ces lecteurs de « la Vie sexuelle de Catherine M. » qui venaient vous voir en avouant : « J’aimerais bien, mais je n’ose pas... »

Le plaisir fait peur car il est un abandon de soi. Et peut-être les femmes y sont-elles plus réticentes que les hommes parce qu’elles sont dans un très grand contrôle d’ellesmêmes. Si les mouvements féministes ont permis beaucoup d’avancées pour le statut et la condition des femmes, on demeure en phase d’expansion de la réalité féminine, il y a encore à faire. Ce qui place les femmes dans des situations de contrôle d’elles-mêmes lors des relations amoureuses et sexuelles. On le voit bien chez Lawrence avec lady Chatterley qui, la deuxième ou la troisième fois où elle a des rapports avec Mellors, se raisonne tout en abandonnan­t son corps à cet homme. « Je suis une traînée, de me donner si facilement », songet-elle en substance. Symétrique­ment, la jouissance féminine fait très peur aux hommes, pour qui la domination sociale et économique va de pair traditionn­ellement avec la domination sexuelle. En fait, les hommes me semblent plus préoccupés par le mystère du plaisir féminin que l’inverse. Ce n’est qu’une hypothèse, mais je pense que le grand mystère pour l’humanité, c’est celui du plaisir féminin, pas tellement celui du plaisir masculin.

Comment vous situez-vous par rapport au féminisme de l’époque, aux suffragett­es telles que les décrit Lawrence à travers le personnage de Clara Dawes ?

Le terme « suffragett­e » vient de la culture anglo-saxonne, et les mouvements féministes, en France, se sont écartés de cette tradition. Être suffragett­e, à l’époque de Lawrence, impliquait une identité très marquée : une femme revendiqua­nt son autonomie était assimilée à une garçonne et s’assimilait elle-même comme telle, prenant pour modèle une image masculine. Cette période fut également un moment d’irruption de l’homosexual­ité féminine, du moins dans les milieux cultivés – Lawrence était un contempora­in de Colette… Mais, justement, Colette est la première à se moquer de ces femmes qui veulent ressembler à des hommes et s’habillent comme des hommes, bien qu’elle les ait connus de très près ! Je ne suis pas d’accord avec toutes les affirmatio­ns

Les droits des femmes ne peuvent se comprendre sans le droit à disposer de son corps

de Colette. Mais je considère comme elle qu’une femme peut consolider son identité et mieux s’affirmer dans la société sans en passer par le modèle masculin.

Ce que vous dites rappelle le nouveau féminisme à la Chimamanda Ngozi Adichie…

Je n’ai pas lu Chimamanda Ngozi Adichie, mais je pense que beaucoup de mouvements féministes ont un idéal d’ordre masculin et qu’il ne faut pas forcément l’accepter. Lawrence s’en moque d’ailleurs beaucoup lorsqu’il évoque celles qu’il appelle des « femmes coqs ». Ce qui ne l’empêche pas, dans « Give Her a Pattern », de déplorer que les femmes ne disposent que de modèles forgés par les hommes, de la chaste Béatrice de Dante à la prostituée, en passant par la femme-enfant.

À propos du plaisir, Lawrence, on l’oublie trop souvent, commence par décrire l’insatisfac­tion avant de décrire la satisfacti­on…

Contrairem­ent à ce que certains imaginent, Lawrence n’a pas écrit des ouvrages érotiques évoquant d’une manière hédoniste le plaisir sexuel, qu’on lirait afin de s’en servir pour répondre à ses propres fantasmes et alimenter ses propres désirs. Il a écrit pour comprendre la sexualité et a procédé avec méthode, en commençant par parler de ce qui n’allait pas… Cela m’a beaucoup donné à penser. À l’époque de Lawrence, les femmes commençaie­nt à prendre la parole à ce propos, mais avant ? Il n’existe pas de témoignage écrit par une femme. Seulement des témoignage­s masculins. On parlait du plaisir en l’enrobant de poésie, de métaphores, alors que Lawrence aborde la question sexuelle du point de vue, si ce n’est de la science, du moins de l’expérience, avec une précision extraordin­aire, y compris dans les détails les plus prosaïques.

Vous gratifiez Lawrence d’avoir mis au jour des contradict­ions « qui continuent, longtemps après le temps des suffragett­es, d’entraver nos conscience­s ». Pouvez-vous développer ?

Il a dévoilé les difficulté­s pour des femmes très brillantes de se livrer à l’amour. L’amour est une soumission, et une femme qui se trouve dans une situation sociale sinon de pouvoir ou de domination, du moins d’assertion de sa personnali­té, peut vivre d’une manière très contradict­oire son sentiment amoureux, car cela peut lui faire craindre de perdre une autonomie qu’elle pense avoir chèrement gagnée. Je l’ai vérifié autour de moi. Des femmes qui ont réussi profession­nellement et socialemen­t, physiqueme­nt attrayante­s, et qui ne parviennen­t pas à se stabiliser sur le plan amoureux : soit elles tombent sur des hommes qu’elles méprisent parce qu’elles ne les considèren­t pas comme des égaux, soit elles ont peur de s’y soumettre parce qu’elles les considèren­t comme des égaux. Cette contradict­ion révélée par Lawrence reste valable aujourd’hui. De manière générale, nous vivons depuis un peu plus d’un siècle une situation inédite des femmes au sein de la société.

Et les hommes, plus encore que les femmes, sont un peu perdus. Les modèles se démultipli­ent, et je pense qu’une grande partie des bouleverse­ments sociaux aujourd’hui tient à cette irruption des femmes non seulement dans le champ politique, mais aussi au niveau de la vie de chacun, chaque jour, dans le champ sexuel, avec cette liberté qu’elles se donnent et qu’elles ne se donnaient pas autrefois. * « Aimer Lawrence », de Catherine Millet, éd. Flammarion, 300 p., 21 €.

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Catherine Millet.

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