Madame Figaro

Benjamin Biolay et Étienne Daho, rencontre exclusive entre deux idéalistes romantique­s.

Entre ces icônes de la scène musicale française, le courant passe, forcément. Avec leurs albums à fleur de peau, ils nous accompagne­nt jour après jour. Rencontre exclusive entre deux idéalistes romantique­s.

- PAR PAOLA GENONE /

IL Y A LÀ QUELQUE CHOSE DE TRÈS ÉTRANGE... ET DE TRÈS NATUREL À LA FOIS. Quelque chose qui ressemble à du respect, à cette pudeur, aussi, qui n’existe qu’entre vrais musiciens. D’un côté, Étienne Daho, le héros discret, que l’on surnomme le Parrain de la French pop, avec son regard à la douceur incommensu­rable. De l’autre, Benjamin Biolay, son héritier le plus légitime, entouré d’un nuage de fumée bleuté, la superbe dans les yeux, le sourire visiblemen­t intimidé. Le premier s’apprête à publier un nouvel album enthousias­mant, « Blitz », qui embrasse tout à la fois sa passion pour Syd Barrett – le génie sacrifié de Pink Floyd – et son inquiétude d’une époque devenue folle. Le second, fan de toujours, a sorti «Volver » et se retrouve « par hasard et pas rasé », comme l’écrivit Gainsbourg – leur idole commune –, épinglé sur les murs de l’exposition « Daho l’aime pop », qui se tiendra à la Philharmon­ie de Paris en décembre. Tous deux se sont souvent croisés, mais c’est la première fois qu’ils se parlent vraiment, assis comme deux écoliers à une table, dans ce studio photo.

« MADAME FIGARO ». – Quel souvenir gardez-vous de votre première rencontre ?

BENJAMIN BIOLAY. – J’ai croisé Étienne en 2000, lors de l’after-show des Victoires de la musique. J’étais à mes débuts – je venais de composer l’album d’Henri Salvador avec Keren Ann – et j’ai été très impression­né. Pour moi, Étienne était l’un des seuls à faire une musique raffinée, chic, ludique... Adolescent, j’ai été ébloui par son album « Pop Satori » (1986). Tout y est parfait : le style, les chansons, la musique, la voix... Étienne est incontesta­blement le parrain, le patron, le grand frère du renouveau et du passé de la pop française.

ÉTIENNE DAHO. – Je me souviens d’une rencontre plutôt surréalist­e : j’étais assis dans un restaurant avec Marianne Faithfull, et Keren Ann est arrivée avec Benjamin... Il m’a serré la main brièvement, a détourné les yeux et est parti ! J’étais un peu désarçonné. En gros, tu as fui... (Rires.)

B. B. – Oui, j’étais intimidé, car même s’il était absolument charmant, j’ai eu l’impression d’être face à un géant...

Qu’est-ce qui vous relie l’un à l’autre ?

É. D. – La première fois que j’ai entendu sa musique, j’ai perçu une familiarit­é. Benjamin est quelqu’un à fleur de peau. Il a réussi à transcende­r sa fragilité, et je pense que, comme moi, s’il ne l’avait pas fait, il aurait choisi l’autodestru­ction. Cette hypersensi­bilité qui peut vous emmener dans des abysses, c’est quelque chose qui vous sauve aussi la vie... La musique a sauvé nos vies. Benjamin et moi, nous nous nourrisson­s de nos créations ; tout le reste passe après. Comme moi, Benjamin passe ses nuits à travailler... et dans les bars aussi, bien sûr, ce qui fait qu’on ne dort pas beaucoup.

B. B. – Quand j’écoute les disques d’Étienne, je sais que je vais aller de surprise en surprise, mais dans un langage qui m’est proche. Comme lui, le studio, la nuit, est l’endroit où je préfère travailler... J’oublie qu’il faut dormir, rentrer chez soi. Notre esprit, notre amour et notre force sont faits pour fabriquer des petits mondes merveilleu­x, des « microDisne­y » comme on en rêvait quand on était enfants. Nous leur dédions nos vies d’adulte.

Le terme « dandy » revient souvent quand on parle de vous. Cela vous flatte ou vous agace ?

É. D. – On a tendance à penser au dandy comme à quelqu’un tiré à quatre épingles, menant une vie magnifique. C’est tout sauf ça ! Si je me sens dandy et que je qualifiera­is Benjamin ainsi, c’est parce qu’il y a une dimension tragique dans ce que véhicule ce « personnage » : le dandy, c’est le clochard céleste, le hobo... – l’idéalisme romantique qui conduit à une mort inéluctabl­e. Mon premier album était idéaliste, plein d’espoir d’entrer dans ce monde. Et me voici passé du statut de musicien provincial inconnu à celui de dandy... Quand j’y pense, je souris.

B. B. – Étienne a tout dit. Que voulezvous ajouter ? L’album « la Superbe » était inspiré de ce ressenti à la Scott Fitzgerald... Garder la superbe alors qu’on avance sur un chemin bringuebal­ant, tout sauf glamour. Je me sens provincial : j’ai grandi à Villefranc­he-sur-Saône et j’ai l’impression que c’était il y a un siècle... J’ai évolué, j’ai résisté ; je suis un romantique, un esthète, un dandy à la façon de Daho.

quelle est votre idée de la masculinit­é et de la féminité ?

É. D. – La question du genre m’intéresse... Je me sens vraiment « mec » et très à l’aise avec ma masculinit­é, mais quand je rencontre quelqu’un, l’intérêt que je peux lui porter a peu à voir avec son sexe. Il y a toujours un côté masculin très troublant et séduisant chez une femme. Comme Dani, Marianne Faithfull, Jeanne Moreau, avec lesquelles j’ai chanté... J’ai grandi entouré de femmes – mes soeurs, mes tantes, mes grand-mères – et j’ai absorbé beaucoup de choses d’elles. Et j’ai été fasciné en faisant des duos avec Jacques Dutronc, Daniel Darc ou Dominique A, qui possèdent tous cette androgynie, ce côté double. Même chez Benjamin, il y a quelque chose qui s’échappe du tableau : un geste, un regard...

B. B. – (Long silence.) La notion de masculinit­é et de féminité, c’est quelque chose de complèteme­nt abstrait pour un musicien. Il y a une forme de virilité incroyable chez Etta James, qui est pourtant l’incarnatio­n de la féminité absolue, celle qui me fait le plus pleurer au monde. C’est compliqué d’établir des frontières... et c’est sans doute aussi la raison pour laquelle ces questions intriguent autant.

Quel est l’avenir de la pop française ?

É. D. – Je suis en plein dedans parce que je suis le curateur d’une exposition qui s’appelle « Daho l’aime pop ». J’emmène le visiteur dans un voyage à travers la pop depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui. J’ai photograph­ié la plupart des fleurons de cette scène. J’adore Calypso Valois, qui a vraiment une singularit­é. Je suis dingue du collectif Catastroph­e, qui a fait une chanson démente « Party in My Pussy ». (Rires...) Et il y a Benjamin, bien sûr. Je ne l’ai pas pris en photo, mais j’ai choisi un portrait en noir et blanc de Claude Gassian, où son côté frondeur, provocateu­r, ressort en plein.

B. B. – Je passe énormément de temps à découvrir les jeunes talents, et la French pop en regorge. Comme Étienne, j’aime La Femme, Calypso Valois, mais aussi Clara Luciani et Frànçois & the Atlas Mountains... Je remercie Étienne de m’avoir « exposé ». (Rires.) Je sais que j’ai une image dure. Je n’aime pas être « lu » à travers une image ; j’aime juste être l’image d’un chanteur.

Quel regard portez-vous sur notre époque ?

B. B. – Difficile de répondre... Étienne a toujours fait l’effort d’analyser son « temps », et je comprends de plus en plus pourquoi. Aujourd’hui, j’ai besoin de prendre le pouls de la jeunesse.

Je ne veux pas rater le train ! Il y a tant de génération­s qui arrivent plus vite qu’on ne le dit : une génération ne se mesure plus sur dix années – c’est bien plus rapide. Décrire la société actuelle et les desseins des jeunes en général, c’est très compliqué.

É. D. – J’ai la sensation que nous vivons une époque assez grave, faite de consuméris­me forcené, de communicat­ion folle et creuse..., qu’on oublie les fondamenta­ux et que ça va nous retomber sur la tronche. Il faut retrouver des priorités : le respect de la nature, des animaux, de l’autre, de la pensée différente... Nous sommes dans l’ère de la pensée unique, d’une censure permanente. L’art, la musique peuvent nous aider à nous libérer... « Blitz » est le reflet de cette période. J’ai choisi ce titre parce qu’une guerre éclair est probable. Mais la conscience de cette menace peut nous permettre de redresser la barre. En tant qu’artiste, j’ai le rôle d’éveiller et de donner du plaisir à la fois. « Blitz », c’est ça : un appel à la résistance et une ode à la jeunesse du coeur. J’essaie de traverser le temps que j’ai à agir en bien et à essayer d’être quelqu’un de bien.

Souhaiteri­ez-vous collaborer l’un avec l’autre ?

B. B. – Je ne sais vraiment pas ce que je pourrais apporter à Étienne...

Il est merveilleu­x tel qu’il est. En revanche, le bonheur de créer ensemble serait énorme.

É. D. – Nous sommes tous les deux très autonomes, des chasseurs solitaires de chansons. Effectivem­ent, nous n’avons pas besoin l’un de l’autre... a priori. Mais ce serait intéressan­t de se revoir. Nous avons les mêmes fantasmes et je crois que nous nous faisons un peu peur... Il faut qu’on boive des coups, essayer de faire une chanson – artistique­ment, ce serait une idée géniale. Je suis très heureux de cette rencontre qui nous a permis enfin de nous adresser la parole plus longtemps que trois secondes !

B. B. – Je suis très touché par cette rencontre... Ma timidité m’a toujours empêché d’aller au-delà des vannes qui sont ma façon de dire bonjour et d’avouer aux gens que je les aime... Je voudrais dire publiqueme­nt à Étienne : merci pour tout, pour tout ce qu’il est, a fait et va continuer de faire.

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PHOTOS SERGE LEBLON / RÉALISATIO­N SYLVIE CLEMENTE
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