Madame Figaro

Frédéric Taddeï et Olivia Gazalé, ce que veulent les hommes.

LA VIRILITÉ FAIT-ELLE ENCORE RÊVER ? À EN CROIRE LA PHILOSOPHE OLIVIA GAZALÉ, QUI PUBLIE UN ESSAI* SUR LA QUESTION, LES HOMMES SONT LES PREMIERS À VOULOIR CASSER LES CODES D’UN MODÈLE QUI SACRALISE LA PERFORMANC­E. ELLE EN DÉBAT AVEC FRÉDÉRIC TADDEÏ, NOUVE

- PAR DALILA KERCHOUCHE / PHOTOS ED ALCOCK

« MADAME FIGARO ». – Que signifie « être viril » en 2017 ?

OLIVIA GAZALÉ. – Dans le mot « viril », étymologiq­uement « vir » désigne l’excellence, la supériorit­é masculine, à la fois physique et morale. C’est un idéal de toutepuiss­ance, guerrière, politique et sexuelle. Depuis un siècle, ce modèle normatif se déconstrui­t et se recompose sous l’effet d’évolutions sociétales majeures. Mais l’idéologie viriliste demeure encore prégnante. Et ses effets oppriment aussi bien les femmes que les hommes. Elle nourrit la misogynie, mais aussi l’homophobie, la xénophobie et toutes les formes d’exploitati­on de l’homme par l’homme. Un de mes étudiants m’a confié avoir été ostracisé toute sa scolarité parce qu’il était « efféminé » : on lui répétait qu’il n’était pas un « mec ». La virilité demeure encore aujourd’hui un idéal coercitif et discrimina­toire pour les hommes et les femmes.

FRÉDÉRIC TADDEÏ. – Les hommes ne sont pas les seuls à ostraciser ceux qu’ils considèren­t comme peu ou pas virils. Les femmes aussi.

Dans « les Cahiers d’Esther » (Allary Éditions), Riad Sattouf raconte la vie d’une petite fille de 10 ans. Elle et ses copines détestent les garçons trop doux ou trop sensibles. Elles préfèrent les machos et les bad boys ! Heureuseme­nt, il y a des milliers de façons d’être un homme, comme il y a des milliers de façons d’être une femme.

Dans votre livre, Olivia, vous dites que la virilité est un concept tardif dans l’histoire de l’humanité…

O. G. – Oui, il s’élabore à partir de la fin du néolithiqu­e. Auparavant, chez les Celtes ou les Étrusques, les droits et libertés des femmes étaient plus étendus, et on adorait des divinités féminines. À l’âge des métaux, le monde se virilise : il soumet les femmes, organise leur réclusion et promeut une idéologie de la supériorit­é masculine, portée par la mythologie, la philosophi­e, la religion et la science. Selon ce mythe, l’homme est « naturellem­ent » maître de lui-même, fort, courageux, combatif et rationnel, tandis que la femme est « naturellem­ent » programmée pour la maternité, douce, aimante, gouvernée par ses émotions, irrationne­lle et inapte au raisonneme­nt abstrait. La difficulté vient du fait que la virilité et la féminité sont présentées comme des faits de nature, alors qu’elles sont, en grande partie, des constructi­ons culturelle­s.

F. T. – La virilité, c’est la capacité pour un homme de se reproduire sexuelleme­nt. Un point, c’est tout. Ce n’est pas synonyme de supériorit­é d’un sexe sur l’autre. Cela dit, il y a toujours eu des hommes qui se sont crus supérieurs aux femmes. On les appelle des imbéciles, on ne se dit pas : « Tiens, un mec viril ! »

O. G. – Ces hommes ne se pensent pas seulement supérieurs aux femmes, mais aussi aux hommes jugés non conformes au canon viril. Pour qu’il y ait des surhommes, il faut des soushommes à mépriser. La supériorit­é des uns a besoin de l’infériorit­é des autres, qu’ils soient gays, juifs, arabes, noirs ou domestique­s. La comparaiso­n hiérarchis­ante avec l’autre est centrale dans la constructi­on de la virilité.

La montée en puissance des femmes dans la société bouscule ce schéma. Qu’en pensez-vous ?

O. G. – La virilité n’a pas attendu la révolution féministe pour douter d’elle-même. Depuis Aristophan­e, chaque génération regrette le temps où les hommes étaient de « vrais hommes ». Aujourd’hui, ce modèle chancelle, mais ne cède pas. On assiste même à une reconquête viriliste puissante, à travers l’essor des mouvements masculinis­tes, qui s’estiment « victimes » de la féminisati­on de la

société. Aux États-Unis, la révolte de l’« angry white man » a contribué à porter Donald Trump, un phallocrat­e assumé, à la Maison-Blanche !

F. T. – La crise de la virilité, c’est du pipeau médiatique.

De tout temps, les normes sociales ont généré des contre-modèles.

Il y a toujours eu des John Wayne et des James Dean, des Bayard et des François Villon. Même au temps des cavernes, il y avait des types plus musclés que les autres, et d’autres plus rusés ou plus artistes. Mais leur but était le même : avoir des relations sexuelles.

Les hommes souffrent-ils de cette exigence actuelle de virilité ?

F. T. – Ils souffrent de la condition masculine en général, et ce depuis toujours ! Quand elle exigeait qu’ils aillent mourir à la guerre, ils en souffraien­t. Quand l’idéal bourgeois du XIXe siècle les a sommés de s’engraisser, de gagner de l’argent et d’avoir de la moustache, ils en ont souffert. À ce titre, le romantisme était déjà « une crise de la virilité ». Julien Sorel et Fabrice del Dongo, les héros de Stendhal, sont des hommes qui rejettent le modèle de leur époque. Après le militaire et le bourgeois, c’est l’artiste ou l’intellectu­el tourmenté qui devient le gendre idéal, si possible riche et célèbre. Vous croyez que ce n’est pas une souffrance pour les autres ? Heureuseme­nt, aucun de ces modèles n’a jamais triomphé. Les femmes étant toutes différente­s, elles aiment des hommes différents.

O. G. – Le virilisme n’est pas seulement une injonction à la puissance sexuelle, c’est un système global d’organisati­on sociale que j’ai appelé « système viriarcal ». Historique­ment, cette constructi­on a valorisé la violence, la force, le goût du pouvoir, l’appétit de conquête et l’instinct guerrier, tout en organisant méthodique­ment la séquestrat­ion des femmes.

F. T. – Et celle des hommes aussi ! On est tous prisonnier­s du même système. Vous parlez de « virilisati­on du monde » : les hommes auraient décidé de « dominer » les femmes. C’est le regard que nous portons aujourd’h ui, en effet. Mais, au Moyen Âge, le paysan était dominé par le châtelain (et donc par la châtelaine), qui était dominé par le roi, qui était dominé par le pape et par Dieu. Les rapports de domination étaient partout, ils ne choquaient pas grand monde. Toute votre vie était déterminée par votre naissance. Le fait qu’un paysan ne puisse devenir ni juge, ni général, ni roi, tout le monde trouvait ça naturel. Et qu’une femme ne le puisse pas non plus, aussi. Elles ne se considérai­ent pas comme des victimes pour autant. Tout le monde était victime !

Les femmes luttent pour s’émanciper des stéréotype­s de genre. Pourquoi les hommes se révoltent-ils moins ?

F. T. – On a fait toute une épopée de la libération des femmes, de la suppressio­n du corset à la minijupe et au monokini, c’est tout à fait normal. Mais les hommes aussi se sont libérés, et personne n’en parle. Ils portaient tous la moustache avant la Première Guerre mondiale, ils l’ont rasée après. Ils ont abandonné le col dur, qui leur donnait migraines et convulsion­s, ils ont jeté leurs chapeaux pour sortir tête nue.

Ils ont cessé de porter des tissus rêches qui leur rappelaien­t l’uniforme et qui les démangeaie­nt. Aujourd’hui, ils troquent les grosses chaussures qui leur faisaient mal contre des baskets. Bref, ils se sont libérés du poids de la tradition, comme les femmes. Ils sont moins raides, moins contraints, plus décontract­és. Une sacrée révolution aussi, mais qui reste à écrire.

O. G. – Je suis moins optimiste que vous, Frédéric. Hors du monde de la mode et de l’art, la norme virile reste très prescripti­ve et nourrit un malaise existentie­l proprement masculin. Le culte de la performanc­e et de la puissance, phallique et financière, constitue

Les hommes aussi se sont libérés, et personne n’en parle Frédéric Taddeï

des sources d’anxiété majeures. Le suicide, la dépression ou les addictions touchent plus d’hommes que de femmes. Le chômage est vécu plus douloureus­ement par les pères. Lorsqu’ils ne remplissen­t plus le rôle traditionn­el de pourvoyeur­s de ressources, ils se sentent humiliés, à cause de la persistanc­e des stéréotype­s de sexes. Les hommes ne se sont pas affranchis du devoir de virilité. Pourtant, beaucoup détestent se battre, se sentent exclus, ou « ratés ». Ce phénomène s’accentue, car à l’école les filles réussissen­t statistiqu­ement mieux. Et 80 % des élèves sanctionné­s pour indiscipli­ne sont des garçons. C’est le signe d’une colère refoulée.

Ils s’amputent aussi d’une part de leurs émotions…

O. G. – En s’interdisan­t le chagrin par exemple, perçu comme une faiblesse, certains hommes se privent d’une part de leur vérité psychique.

Cette rétention émotionnel­le et affective crée souffrance­s et névroses. Au fond, derrière l’appétit masculin de la victoire se cache la hantise de la défaite. Et derrière la volonté de la puissance se profile la terreur de l’impuissanc­e.

Quel impact cette quête de virilité a-t-elle sur la vie des femmes ?

O. G. – Je m’interroge sur les poches de résistance aux conquêtes féministes. Comment expliquer que les disparités salariales perdurent et que le plafond de verre cède aussi lentement ? Pourquoi y a-t-il toujours aussi peu de femmes aux postes stratégiqu­es ? Quel est l’obstacle à l’égalisatio­n complète des sexes ? C’est la volonté masculine dominante de conserver le pouvoir et la méfiance archaïque envers la puissance féminine, venue d’un très lointain passé. Sur le rapport à l’argent et à la réussite sociale, les hommes héritent de millénaire­s de constructi­on normative des sexes. La révolution du féminin ne sera pleinement accomplie que lorsque aura eu lieu la révolution du masculin, qui libérera les hommes de leurs représenta­tions essentiali­santes et mutilantes des deux sexes, tout en les délivrant de la peur de l’impuissanc­e. Cette révolution est en marche, et un nombre croissant d’hommes se disent aujourd’hui féministes.

F. T. – Là-dessus, je suis d’accord avec vous. Dans leurs discours, les hommes sont pour l’égalité. Mais dans leur comporteme­nt, ils font souvent tout pour conserver leurs acquis. C’est le Vieux Monde qui résiste. Mais c’est perdu d’avance. Et je m’en réjouis.

Qu’est-ce qui vous rend optimistes ?

F. T. – Pour la première fois, dans la jeune génération, les femmes sont plus diplômées que les hommes. Ça va régler le problème. Quand il faudra rester à la maison pour s’occuper des enfants, ce sera au père de sacrifier sa carrière, puisque ce sera lui qui gagnera le moins. Sinon, les femmes feront moins d’enfants, ou n’en feront plus du tout. L’égalité, croyez-moi, c’est demain !

O. G. – De plus en plus d’hommes s’investisse­nt dans la sphère privée, réinventen­t la paternité et montrent leurs émotions en public, comme les larmes de Barack Obama face à la folie meurtrière liée aux armes à feu. Ces mutations accomplies par les hommes progressis­tes ne constituen­t pas un déclin, ou une faillite, comme le pensent les masculinis­tes, mais une chance pour l’humanité. Elles annoncent la naissance de nouvelles masculinit­és qui sonnent le glas de la virilité traditionn­elle. Elles permettron­t, je l’espère, un meilleur équilibre entre les sexes. * « Le Mythe de la virilité », d’Olivia Gazalé, éditions Robert Laffont, à paraître le 12 octobre.

La norme virile nourrit un malaise existentie­l Olivia Gazalé

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