Madame Figaro

: Delphine Horvilleur et Leïla Slimani.

Intellectu­elles engagées, elles défendent une lecture tolérante et féministe des religions. Dans un essai, le rabbin Delphine Horvilleur s’interroge (avec l’islamologu­e Rachid Benzine) sur tout ce qui pèse sur nos libertés. Leïla Slimani, Prix Goncourt 20

- PAR MINH TRAN HUY/ PHOTOS ALEXANDRE ISARD

« MADAME FIGARO – Leïla, vous avez recueilli les confidence­s de femmes marocaines sur leur vie sexuelle. Pourquoi vous êtes-vous interrogée sur les droits des femmes en la matière ?

LEÏLA SLIMANI (1). – Au Maroc, le corps féminin est au carrefour des pouvoirs de l’État, de la rue, de la religion, du patriarcat. Or, vous ne pouvez être une citoyenne à part entière si votre corps ne vous appartient pas, et que votre virginité, est l’affaire de tous. Et quand, comme il y a deux mois à Marrakech, une mariée de 21 ans, accusée par son époux de n’être pas vierge lors de leur nuit de noces, saute par la fenêtre, on voit combien la pression sur le corps de la femme rend toute émancipati­on impossible. Quand l’homme se sent humilié – qu’il ait perdu son travail ou que sais-je –, il lui reste toujours le contrôle sur le corps de la femme. Celle-ci porte sur ses épaules l’honneur de la famille, du village, du pays tout entier, comme l’a bien montré le tollé provoqué par le film « Much Loved », sur quatre prostituée­s à Marrakech : le ministre de la Communicat­ion a clamé que ce film abîmait l’image de la « femme marocaine » – soit un corps pur, idéalisé, qui n’existe pas.

DELPHINE HORVILLEUR (2). – Dans beaucoup de sociétés, le corps de la femme représente la nation. Dans « En tenue d’Ève » (éd. Grasset), je montrais que le corps féminin était vu comme une zone liminale, aux contours fluides. L’« impureté » du corps de la femme renvoie à une nation pénétrée par un élément étranger et rendue impure. C’est le propre des sociétés patriarcal­es – et toutes les religions monothéist­es sont infusées par cette pensée – de poser comme postulat que la femme ne possède pas son corps. Elle ne peut avoir le statut de sujet, puisqu’elle ne s’appartient pas.

L. S. – Il faut imaginer une femme qui ne serait à personne, alors que même la langue va à l’encontre de cette idée : en arabe, quand on s’adresse à vous, on vous demande toujours de qui vous êtes la fille, la femme, la soeur ou la mère… Objet nouveau dans la société marocaine, la célibatair­e financière­ment indépendan­te qui n’a de comptes à rendre à aucune loi masculine fait très peur.

Donner la parole à ces femmes était-il une manière de leur offrir une place dans une société qui la leur refuse ?

L. S. – Je voulais que ces femmes parlent pour qu’on ne puisse plus prétendre ignorer qu’il y a six cents avortement­s clandestin­s par jour, que des homosexuel­s se font tabasser, qu’il y a des femmes en prison pour adultère… Au Maroc, nous sommes dans un déni de réalité. Une certaine élite moderniste pense qu’il faut faire profil bas et ne pas remuer les choses.

D. H. – Cela pose la question du rapport entre le silence des femmes et la violence dans la société. Avezvous remarqué que les personnage­s violents dans la Bible – Caïn, Ismaël, etc. – ont tous eu une mère enfermée dans le mutisme, et que tout se passe comme si ces mères qui n’avaient pu parler chargeaien­t l’enfant mâle de le faire en leur nom ? C’est alors que la violence contenue explose… L’accès à l’état de sujet passe par la capacité à se raconter, et c’est ce que Leïla offre à ces femmes : la possibilit­é de dire leur histoire.

L. S. – Pour une femme marocaine, parler – ou écrire – est encore très subversif. Elle est supposée tout garder en elle. Je crois à la nécessité de libérer la parole. Schéhéraza­de n’est pas qu’un cliché orientalis­te : elle prend le pouvoir par le mot et domine celui qui voulait la tuer… Rendre la parole aux femmes permettra de féminiser, de l’intérieur, une culture imbibée de patriarcat.

L’obsession de la société pour la pudeur des femmes serait aussi liée à la « h’chouma » selon vous, Leïla, et à la « tsniout » pour vous, Delphine. Pourriez-vous expliquer de quoi il s’agit ?

L. S. – La « h’chouma », c’est la honte, un concept banal, au centre de l’éducation des enfants. On leur demande souvent « Tu n’as pas honte ? », entendant par là qu’être poli revient à montrer une gêne vis-à-vis des autres. Cette forme de politesse s’alourdit pour les femmes marocaines du fait qu’on leur met dans la tête qu’elles sont un objet de tentation, une proie. Les femmes grandissen­t dans la honte.

Ce n’est pas pour rien que j’écris sur des personnage­s qui ont honte – Adèle dans « Dans le jardin de l’ogre », Louise dans « Chanson douce ». Et c’est ce que je voulais raconter dans « Sexe et mensonges » : j’ai ressenti la honte si injuste dévorant ces femmes qui se confiaient.

D. H. – Cette honte est un outil politique très fort, une modalité d’aliénation. Dans le judaïsme très orthodoxe, on met l’accent sur la « tsniout », une injonction à l’humilité, qui concerne les hommes comme les femmes dans les textes traditionn­els et qui en vient progressiv­ement, au cours de l’histoire, à ne plus concerner que les femmes. Comme si elles étaient plus « nues » en toute circonstan­ce. Dans le Talmud, des éléments du corps féminin sont de manière récurrente définis comme des nudités – la peau, la voix, la chevelure –, alors que ce n’est pas le cas pour les hommes. Quand la femme parle, quand on voit ses cheveux ou sa peau, tout se passe comme si elle s’était sexuelleme­nt exhibée. Elle devient un organe génital intégral.

L. S. – La « h’chouma » a pu être comprise autrement. Dans l’islam traditionn­el de mes grands-parents, la modestie consistait à ne pas étaler ses richesses ou sa religion : mon grand-père aurait trouvé très bizarre que ses filles mettent un voile. Aujourd’hui, on cache sa sexualité tout en exhibant sa religiosit­é…

D. H. – Dans la tradition juive, cette notion de pudeur a à voir avec la conscience que je ne montre pas tout de moi et que je ne perçois pas tout de l’autre. Cette limitation du regard est à réhabilite­r. Mais aujourd’hui, on fait au nom de la pudeur une lecture hypersexua­lisée, obscène, du corps des femmes.

La femme doit dès lors être cachée, voilée. Une idée qui n’est d’ailleurs pas propre aux traditions religieuse­s…

D. H. – Peau d’âne ne peut sortir du château car elle a, nous diton, la peau transparen­te : dans bien des traditions patriarcal­es, les femmes n’ont pas vraiment de derme ou de couverture et ne sont donc protégées que par l’intériorit­é du foyer. Pour sortir, exister hors de la sphère privée, la princesse doit se couvrir de la peau d’un animal qui représente la virilité

Aujourd’hui on cache sa sexualité tout en exhibant

sa religiosit­é

– une peau d’homme. Qu’est-ce que le voile, si ce n’est une peau d’âne ? Les récits religieux et culturels greffent sur le genre féminin des attributs de vulnérabil­ité, et il faut donner des clés de lecture aux enfants pour qu’ils voient à quel point on est conditionn­és.

L. S. – Dans les comparaiso­ns traditionn­elles de la femme à un bijou – dont le voile serait l’écrin – comme dans les contes, les femmes sont toujours des proies. On le voit avec le Petit Chaperon rouge… Et l’homme est à la fois la menace et la protection, ainsi qu’en témoigne le Prince charmant.

D. H. – Pour exister dans le monde extérieur, la Petite Sirène doit perdre sa voix. La femme qui parle est subversive par essence. Et justement, il faut faire entendre les voix subversive­s, les « sousversio­ns » de nos traditions religieuse­s, littéraire­s, culturelle­s, car les versions mises en avant actuelleme­nt sont hantées par le patriarcat, la misogynie, le racisme. Prenez la question du plaisir. Dans toutes les religions existe un combat entre des voix ascétiques et des voix hédonistes. Les leaders religieux ont une responsabi­lité fondamenta­le : ils peuvent faire une lecture de plaisir des textes, ou choisir de faire du corps de la femme un objet de tentation et de souillure…

La volonté d’exercer un contrôle sur le corps féminin semble consubstan­tielle au conservati­sme. Comment l’expliquez-vous ?

D. H. – La femme représente l’altérité. Son corps et sa sexualité disent la possibilit­é d’évoluer – chose insupporta­ble pour les conservate­urs. D’où cette volonté de contrôle qui permet, politiquem­ent, de conserver un narratif mensonger d’immuable, alors qu’un système en vie, qu’il soit politique ou biologique, est toujours à la fois dans la conservati­on partielle

La femme qui parle est subversive par essence

de ses origines et dans le changement permanent. La tradition n’est pas le refus du changement, mais le contraire, et les cultures sont le produit d’une histoire, de rencontres…

L. S. – Ironiqueme­nt, d’ailleurs, les articles du Code pénal marocain punissant le sexe hors mariage, l’homosexual­ité, l’adultère, l’avortement, ne sont pas tous issus de la loi islamique, mais du colonisate­ur français. Des textes comme les codes napoléonie­ns ont été la source d’inspiratio­n directe de ce Code… Je crois pour ma part que l’impureté peut être très belle. Le mélange est constituti­f de notre identité et doit être revendiqué comme tel. Nos textes sont « impurs » : on sait que le Coran a été influencé par le Talmud…

Vos positions vous valent d’être toutes deux attaquées par les instances religieuse­s fondamenta­listes…

L. S. – J’entends de plus en plus de gens se définir par la religion, ce que je n’entendais pas enfant. « Nous, musulmans… » On me parle aussi

« en tant que musulmane ». Or j’ai été élevée dans l’idée que la religion était une affaire non pas identitair­e, mais intime. Ce livre que je publie rappelle une vérité toute simple : nous ne sommes pas que des musulmans, nous sommes aussi des femmes, des citoyens, des êtres politiques, historique­s… Vivre dans une société où les gens se définissen­t par rapport à leur religion ne me pose pas de problème, mais il faut que je puisse, moi aussi, vivre et être reconnue comme me définissan­t par rapport à des valeurs qui me semblent universell­es.

D. H. – Les juifs comme les musulmans sont de plus en plus réduits à des identités onolithiqu­es. De surcroît, il n’y aurait qu’une façon d’être juif ou musulman, et le reste ne serait qu’hérésie. Dès lors qu’on est pétri d’une pensée universell­e, influencé par les Lumières, on serait frappé d’illégitimi­té. Les moderniste­s sont accusés d’être influencés par l’Occident, l’Amérique, etc. Mais les traditiona­listes ne sont jamais accusés d’être sous influence. Plus on est traditiona­liste, plus on peut revendique­r une pureté de pensée, et plus on s’inscrit dans le dialogue et la modernité, plus on est accusé d’être un élément contaminé, un cheval de Troie.

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Leïla Slimani.
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Delphine Horvilleur.

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