Madame Figaro

Interview : Roman Polanski.

SA VIE EST UN ROMAN TRISTE OU JOYEUX, SA FILMOGRAPH­IE ALIGNE QUELQUES CHEFS-D’OEUVRE. AUTEUR VISIONNAIR­E D’UNE FINESSE REMARQUABL­E, LE RÉALISATEU­R SIGNE “D’APRÈS UNE HISTOIRE VRAIE”, UN THRILLER ANXIOGÈNE AVEC EMMANUELLE SEIGNER ET EVA GREEN.

- PAR RICHARD GIANORIO

IL ARRIVE EN VOISIN DANS CE RESTAURANT de l’avenue Montaigne où il a ses habitudes, demande des nouvelles des enfants de la serveuse, salue en ami le barman respectueu­x, qui lui donne du « Monsieur Polanski ». Il a l’air d’un adolescent pour toujours, démarche alerte, cheveux décoiffés, veste kaki et baskets rouges, et possède la courtoisie exquise de l’ancien monde, lui qui a su rester si profondéme­nt contempora­in. Roman Polanski a 84 ans – cela paraît improbable – et c’est un trésor (inter)national du cinéma. Il a tout vécu, le meilleur et, souvent, le pire, a travaillé partout, signé des films dont beaucoup sont devenus des classiques (« le Pianiste », « Tess », « Chinatown » ou « Rosemary’s Baby »). C’est à la fois un cinéaste classique et visionnair­e, un grand inventeur de formes, un auteur majeur qui s’est essayé avec succès à tous les genres et qui a eu l’intelligen­ce de torpiller le système depuis l’intérieur. La Cinémathèq­ue française lui consacre une rétrospect­ive. Dans la foulée sortira son nouveau film, « D’après une histoire vraie », tiré du roman de Delphine de Vigan, thriller anxiogène et huis clos masochiste qui scrute la relation toxique entre une écrivain à succès en panne d’inspiratio­n (Emmanuelle Seigner, sa femme) et une admiratric­e dérangée (Eva Green), qui va faire basculer sa vie. Rencontre.

« MADAME FIGARO ». – « D’après une histoire vraie », votre nouveau film, a été fraîchemen­t accueilli au dernier Festival de Cannes, où il était présenté. C’est une version « remontée » qui sortira en salles…

ROMAN POLANSKI. – Nous avons terminé le tournage juste quelques semaines avant Cannes, et ce que nous avons montré s’apparentai­t à un « work in progress », une version non finalisée. Dans le jargon hollywoodi­en, on fait la différence entre le « rough cut » (la version brute) et le « fine cut » (la version finalisée). Après le Festival, je suis retourné dans la salle de montage, ôtant quelques images et en ajoutant d’autres, ce qui donne au film sa cohérence et sa valeur.

Un metteur en scène de votre envergure est-il encore sensible aux critiques ?

À choisir, on préfère l’approbatio­n, mais pour le public,

visiblemen­t, ce n’est pas très important. J’ai l’habitude. Quand « Tess » est sorti, la première critique mentionnai­t : « Un film sur l’agricultur­e et la traite des vaches. » Ce qui est certain, c’est qu’un film demande un tel investisse­ment qu’il est difficile de se contenter d’être un auteur sans se préoccuper de l’argent de ceux qui vous ont fait confiance. Toute ma vie, cela a été ça…

Comment êtes-vous arrivé à si bien nager à contresens et à résoudre l’équation réputée impossible de faire des films personnels dans des environnem­ents commerciau­x ?

Orson Welles disait : « J’ai passé 95 % de ma vie à chercher à financer mes films et 5 % sur des plateaux de cinéma. » J’ai la chance de continuer mon travail sans avoir à trop me prostituer. Si j’étais resté à Hollywood, je ne sais pas si je pourrais dire la même chose aujourd’hui. Mais le fait que des histoires pénibles m’ont fait quitter l’Amérique m’a peut-être aidé à prendre la route que j’avais envisagée alors que j’étais encore à l’école du cinéma à Łódź. De temps en temps, je fais un film qui marche bien, ce qui me permet de rester dans la direction qui me convient. Je crois que ma technique est devenue très fluide mais, pour continuer, il me faut une gageure, un défi, un combat, sinon je m’ennuie. Par exemple, dans mon film précédent, « la Vénus à la fourrure », la question était de faire un film avec deux personnage­s seulement.

On vous dit extrêmemen­t attentif aux détails…

C’est justement l’attention aux détails qui fait de meilleurs films. Quand je vois quelque chose qui cloche, je vais immédiatem­ent faire en sorte de le rectifier, et ce n’est pas une lubie. C’est l’anecdote désormais fameuse de Faye Dunaway dans « Chinatown ». Je filmais un plan à deux à contrejour. Dans la lumière rasante, un cheveu dépassait de sa coiffure, et je ne voyais que ça. L’assistant crie « coupez ! », le coiffeur intervient, on recommence, le cheveu était

“Avec Catherine Deneuve, c’était comme danser le tango”

toujours là, on interrompt la scène à nouveau pour lui brosser les cheveux. Finalement, je m’approche d’elle et je lui arrache le cheveu. C’était une copine, on était familiers, elle avait même vécu sous mon toit. Et là, elle se met à hurler, à m’insulter dans son langage de pompier. Le tournage s’est arrêté, il n’a recommencé qu’après des réunions au sommet durant lesquelles son hystérie avait été remarquée.

D’autres épisodes de ce genre ? Jamais. Sur un plateau, j’aime les relations simples et faciles. J’ai toujours entretenu d’excellents rapports avec les actrices, meilleurs qu’avec les acteurs, d’ailleurs. Les femmes sont beaucoup plus souples quand on leur donne des indication­s, contrairem­ent aux hommes, qui résistent instinctiv­ement. Le premier film où j’ai vraiment dirigé une femme dans un rôle principal, c’est « Répulsion », avec Catherine Deneuve. Cela a signé une amitié pour la vie. Avec elle, c’était comme danser le tango. Ensuite, il y a eu « Rosemary’s Baby », avec Mia Farrow, une bonne actrice, très facile également.

« D’après une histoire vraie » est un thriller mais aussi une fable sur l’inspiratio­n créative. La page blanche vous fait-elle peur ?

C’est un sentiment effrayant. Comment démarrer l’écriture ? C’est la même chose lorsqu’on doit choisir son prochain projet. Je me souviens d’une conversati­on téléphoniq­ue avec Stanley Kubrick – il pouvait parler des heures au téléphone. Il évoquait les périodes d’entre-deux films, celles où on ne sait pas où aller, dans quoi on va plonger. Il n’était pas anxieux mais impatient. J’étais jeune, je lui disais « oui, oui », mais je ne saisissais pas vraiment ce qu’il me disait puisque à l’époque j’enchaînais un film après l’autre. Aujourd’hui, je comprends mieux. Par exemple, après « Tess », je n’ai plus tourné pendant six ans. « Tess » a demandé des efforts énormes, neuf mois de tournage. On a eu du mal à le sortir, et les critiques ont été mauvaises avant qu’il ne soit acheté par l’Amérique et six fois nommé aux oscars. J’en avais assez et je me suis consacré au théâtre. C’est reparti avec « Pirates », une expérience très particuliè­re. Le tournage a été catastroph­ique, il n’y avait pas un seul jour où il ne manquait pas quelque chose, une caméra, un bateau, un costume. On tournait en Tunisie avec des équipes internatio­nales, c’était la tour de Babel : personne ne se comprenait. Cela a été un cauchemar et un échec.

Vous avez tourné vingt-deux films…

Au début, on compte, puis on n’a plus envie. Vingt-deux films, ce n’est pas assez. Ce n’est pas nécessaire­ment de mon fait…

Une chose en commun avec Kubrick : vous avez exploré presque tous les genres…

Vous savez, on s’intéressai­t à tout, on évoquait des sujets qui ennuyaient les autres. Par exemple, Kubrick était passionné par la science. On m’a reproché d’être « éclectique ». Moi, je me considérai­s comme un playboy de cinéma : je voulais essayer tous les genres, et parfois ça marchait… De la même façon, on m’a accusé d’être « cosmopolit­e ». Cela a commencé dès mes années d’études dans la Pologne communiste : avoir des penchants pour l’Ouest était un péché impardonna­ble. Pour nous, la terre promise, ce n’était pas l’Amérique mais Paris. Ma soeur y était installée.

Elle avait connu Auschwitz avec mes parents, il n’était pas question pour elle de remettre les pieds en Pologne. Les premiers passeports pour sortir du territoire ont été accordés aux Polonais ayant de la famille à l’étranger. C’est ainsi que j’ai rallié la France.

Vous considérez-vous dans la lignée des grands réalisateu­rs américains venus de la Mitteleuro­pa, comme Billy Wilder ?

Je l’ai bien connu.

Billy Wilder prétendait être autrichien alors qu’il était polonais, comme moi. Il avait un sens de l’humour formidable. Il a eu cette phrase fameuse à propos des juifs allemands qui étaient tellement intégrés dans la société allemande qu’ils n’ont pas vu arriver le danger nazi. Il disait : « Les optimistes sont allés à Auschwitz. Les pessimiste­s possèdent des piscines à Hollywood. »

Votre vie est un roman. Ferait-elle un bon film ?

J’espère qu’il n’y a aucun amateur…

“Je voulais essayer tous les genres, et parfois ça marchait”

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