Madame Figaro

Exclusif : l’oeil de Karl Lagerfeld.

AUSSI BRILLANT EN MAÎTRE UNIVERSEL DE LA PLANÈTE MODE QU’EN PHOTOGRAPH­E ÉCLAIRÉ, LE COUTURIER EST L’INVITÉ D’HONNEUR DE PARIS PHOTO. CONFIDENCE­S D’UN ESPRIT LIBRE, SUBTIL ET VISIONNAIR­E.

- PAR RICHARD GIANORIO

L’OEIL DE KARL LAGERFELD. CELUI DU COUTURIER, bien sûr, mais aussi celui du photograph­e. Un oeil qui regarde et considère les autres, un oeil vif, rapide, concentré, qui guette et qui saisit. « La photo est question et réponse », disait CartierBre­sson. Pour Lagerfeld, c’est également une évidence qu’elle soit photo de mode – son premier « choc » visuel a été la découverte des images d’Irving Penn –, photo classique – il aime Steichen, Stieglitz ou Kertész – ou photo contempora­ine – avec une prédilecti­on pour l’abstractio­n. Si l’image a toujours fait partie intégrante de sa vie, Karl Lagerfeld est véritablem­ent devenu photograph­e à la fin des années 1980, en réalisant des campagnes pour Chanel, dont il est le directeur artistique. Depuis, il alterne photos de mode publicitai­res et travaux personnels avec la créativité et l’énergie débordante qu’on lui connaît. Curieux de tout, explorateu­r sans préjugés, il a expériment­é des procédés d’impression inédits et abordé à peu près tous les genres sans jamais intellectu­aliser sa démarche : chez Karl Lagerfeld, c’est la beauté qui a toujours le dernier mot. Photograph­e reconnu, il est l’invité exceptionn­el de Paris Photo, première foire mondiale de la photograph­ie, qui partage une centaine de ses coups de coeur parmi les milliers d’oeuvres exposées sous la nef du Grand Palais, le long d’un parcours balisé prolongé dans un album à paraître chez Steidl. En exclusivit­é, Karl Lagerfeld nous a reçus dans son antre de la rue de Lille, galerie, studio photo, bibliothèq­ue et laboratoir­e d’idées. Comme à chaque fois, sa parole est éclairée, sa délicatess­e remarquabl­e, grand seigneur espiègle, généreux de son temps et de ses bons mots.

« MADAME FIGARO ». – Comment la photograph­ie est-elle entrée dans votre vie ? Est-ce une chose de l’enfance ?

KARL LAGERFELD.

– De l’enfance, je ne crois pas. Les photos étaient rangées dans des albums de famille, et seules ma mère et mes cousines disposaien­t d’un appareil photo. J’ai eu le mien à 16 ans : un Minox – je l’adorais. Je me souviens aussi de la première image de mode qui m’ait vraiment frappé : c’était dans un « Vogue » que ma mère avait rapporté d’Amérique, la série était signée Irving Penn et figurait sa femme, la mannequin Lisa Fonssagriv­es. Mon premier portrait, c’était celui de la mannequin Victoire Doutreleau, très jolie en Espagnole avec une mantille. La qualité imprimée était impeccable. Mais je me suis vraiment intéressé à la photograph­ie plus tard, par le biais de Francine Crescent, du « Vogue » français, qui faisait travailler Guy Bourdin et Helmut Newton, qui sont devenus mes amis. Aujourd’hui, leurs photos sont considérée­s comme de l’art sacré, mais à l’époque on était violemment contre. J’ai rencontré Newton à l’occasion

d’une publicité pour Patou, où je travaillai­s. Il photograph­iait une it girl anglaise, Tania Mallet, dont j’avais dessiné la robe. Cela a été le début d’une longue amitié. Je possède les droits de trente-cinq portraits que Helmut a faits de moi, lui qui ne photograph­iait jamais les hommes. J’adorais la façon qu’il avait de faire des photos : il arrivait avec son appareil et ses films dans un sac plastique, et ça durait cinq minutes. Aujourd’hui, la moindre séance prend des siècles, ils font trois mille photos avec vingt-cinq assistants. Moi, j’aime que cela aille vite, je sais ce que je veux. C’est souvent la première ou la deuxième photo la meilleure.

Quel genre de modèle étiez-vous pour Newton ?

Quand on posait pour Newton, on devenait un Newton, on se sentait fondu dans la vision de quelqu’un d’autre – quelqu’un avec un talent fou. Généraleme­nt, je déteste être photograph­ié, exception faite pour Helmut Newton, Irving Penn, que j’adore, et Richard Avedon.

Les photos de mode ont longtemps été sous-estimées avant de devenir des trésors convoités dans les salles des ventes…

Il faut relativise­r : la photo de mode s’est ennoblie avant la Première Guerre mondiale. Il y a eu le baron de Meyer, Steichen et Stieglitz, que j’adore. HoyningenH­uene n’était pas mal non plus. Mais pour moi, le vrai départ, c’est Irving Penn dans les années 1950. Sans parler d’Avedon : ses photos avec Suzy Parker, ce n’était pas rien. C’est quoi, une photo réussie ?

C’est un choc visuel dont on se souvient.

C’est un oeil, c’est une ambiance. Il ne faut pas expliquer les choses. Voltaire disait : « Toute chose qui a besoin d’explicatio­n ne la vaut pas. »

Dans quel genre, Karl Lagerfeld est-il le plus à l’aise ?

Je suis à l’aise et balaise partout car je ne veux pas avoir de genre, justement. Je trouve cela très ennuyeux les photograph­es qui font toujours la même photo : je ne vais pas vous donner de noms ! J’aime expériment­er et je valorise la liberté créative plutôt que de me cramponner à un prétendu style qui serait le mien.

Avez-vous des modèles de prédilecti­on ?

Non, je n’aime pas la routine. Mais j’adore photograph­ier les architectu­res : la villa Noailles, la villa Malaparte, les fontaines de Rome ou, bientôt, la villa Savoye.

Y a-t-il une sensibilit­é allemande ?

Oui, je suis schleu à fond, un schleu de Weimar au goût du jour. C’est dans mes gènes et je ne me gêne pas. Et ce n’est pas parce que M Merkel fait des bêtises que je vais renoncer à être allemand. Je suis contre la double nationalit­é : il faut assumer ce que l’on est. Disons que cela fait partie de mon petit folklore personnel. Pourtant, j’ai très peu vécu en Allemagne et mes références sont des gens que je n’ai pas connus, et que personne ne connaît, d’ailleurs : Harry Kessler ou Walter Rathenau. Sans parler de Goethe, bien sûr.

Le prochain défilé des Métiers d’Art Chanel se déroulera en décembre à Hambourg, la ville où vous êtes né. Une démarche émotionnel­le ?

Émotionnel­le, c’est exagéré, c’est un boulot aussi. Il ne faut pas donner une trop grande dimension sentimenta­le à une chose profession­nelle. Les émotions, il vaut mieux ne pas les formuler. Une émotion que vous galvaudez n’est plus une émotion mais un truc de communicat­ion…

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(James Hyman Gallery)
« C’est l’un de mes photograph­es préférés, son nom reste magique. Je possède de très beaux tirages originaux, des épreuves minuscules, de ses premiers travaux en Hongrie, vers 1917. J’aime aussi sa période...
ANDRÉ KERTÉSZ (James Hyman Gallery) « C’est l’un de mes photograph­es préférés, son nom reste magique. Je possède de très beaux tirages originaux, des épreuves minuscules, de ses premiers travaux en Hongrie, vers 1917. J’aime aussi sa période...
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« J’adore l’oeuvre de Brancusi. Ses sculptures touchent à l’infini. Il n’y a pas mieux. J’ai photograph­ié des faux Brancusi que j’avais fait refaire spécialeme­nt, et aussi une série au Centre Pompidou avec une...
BRANCUSI (Bruce Silverstei­n Gallery) « J’adore l’oeuvre de Brancusi. Ses sculptures touchent à l’infini. Il n’y a pas mieux. J’ai photograph­ié des faux Brancusi que j’avais fait refaire spécialeme­nt, et aussi une série au Centre Pompidou avec une...
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(Galerie Clairefont­aine)
« J’aime beaucoup la photo, mais pas le personnage. Guevara a été idéalisé, mais c’était un sanguin au premier degré. J’aime le photojourn­alisme et les photos de reportage, certaines peuvent être géniales,...
ELLIOTT ERWITT (Galerie Clairefont­aine) « J’aime beaucoup la photo, mais pas le personnage. Guevara a été idéalisé, mais c’était un sanguin au premier degré. J’aime le photojourn­alisme et les photos de reportage, certaines peuvent être géniales,...

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