Madame Figaro

LA SOCIETE DE L’HYPER SEDUCTION

L’IMPÉRIEUX BESOIN DE PLAIRE S’EST GÉNÉRALISÉ ET CETTE NOUVELLE LOI DU DÉSIR TOUCHE AUTANT LES HOMMES QUE LES FEMMES. C’EST LA THÈSE DÉFENDUE DANS SON ESSAI* PAR LE PHILOSOPHE GILLES LIPOVETSKY. HASARD DU CALENDRIER, L’OUVRAGE PARAÎT EN PLEINE AFFAIRE WEI

- PAR ELIZABETH GOUSLAN

« MADAME FIGARO ». – À ce jour, plus de cinquante actrices ont déclaré avoir été harcelées par le producteur américain Harvey Weinstein. Selon vous, de quelle forme de volonté de conquête, ou de perversion du donjuanism­e, s’agit-il ?

GILLES LIPOVETSKY. – Il n’y a aucun donjuanism­e chez lui. Don Juan, c’est un virtuose du langage. Il ne brandit pas de menaces, n’assortit pas ses avances d’offres profession­nelles. Il aime la conquête féminine avec ce que cela implique de consenteme­nt et de goût pour la difficulté. Dans le cas de Weinstein, au contraire, les plaintes font état d’actes de brutalité, de harcèlemen­t, de grossièret­é et de violence.

Dans un texte où elle réagit sur cette affaire **, Isabelle Adjani dit qu’en France, c’est plus sournois et que dans le monde du cinéma règne la règle des trois G : galanterie, grivoiseri­e, goujaterie. En passant de l’un à l’autre, les harceleurs et les prédateurs intimident puis s’annexent leurs proies. Qu’en pensez-vous ?

Je comprends ce qu’Isabelle Adjani veut dire, mais la séduction n’a rien à voir avec la grivoiseri­e et la goujaterie. La galanterie consiste à respecter les formes sans aucune agression : c’est l’art de plaire aux femmes.

Elle explique aussi que l’actrice est coincée par une injonction paradoxale : celle de se montrer très séduisante afin d’être engagée… pour se trouver ensuite prise au piège de sa propre séduction. Par l’impunité et le silence qui entourent le harcèlemen­t, cette affaire révèle l’inégalité qui perdure entre hommes et femmes : celle du choix et de la maîtrise de la sexualité.

Alors là, je suis entièremen­t d’accord. On ne trouve pas d’hommes qui portent plainte, ou très peu, car ce sont bien les femmes qui sont victimes des harceleurs. Mais le harceleur est un prédateur, pas un séducteur.

D’où la campagne lancée sur Twitter # BalanceTon­Porc. Toutes les femmes – quel que soit leur métier – se sont identifiée­s aux actrices. La parole a été massivemen­t libérée, mais le paradoxe demeure : pour être engagée dans une entreprise, mieux vaut être jolie, apprêtée. Cette injonction à la séduction pourrait-elle conforter le « petit chef » qui va s’autoriser des avances ?

Le phénomène « Balance ton porc » traduit le rejet d’une idée reçue, celle qui laisse encore entendre dire : « Les femmes l’ont bien cherché. » Quant au harcèlemen­t, rappelons qu’il n’y a pas que les stars ou les belles femmes qui se font harceler. La femme de la rue également. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas la beauté mais bien l’acte de violer qui excite le violeur. Certes, le slogan « mon corps m’appartient » ne date pas d’hier, mais à la lumière de cette affaire il y a, semble-t-il, urgence à le répéter. Cela dit, on n’encourage pas les hommes à harceler les femmes. Pourquoi le font-ils, alors ? Parce que les hommes interprète­nt mal les signaux de la séduction, parce que certains d’entre eux profitent de leur position de pouvoir, et ce n’est pas lié qu’à Hollywood et au monde des actrices. On le voit dans la sphère politique, avec l’affaire Denis Baupin. Tariq Ramadan est visé par plusieurs plaintes pour viol, et l’on sait que certains gourous dans les sectes profitent et abusent de leurs adeptes. Donc le phénomène va au-delà du milieu du cinéma, mais les actrices ont eu le mérite de libérer la parole dans toutes les couches de la société. Pour moi, « Balance ton porc », ce n’est pas de la délation. Je trouve qu’elles ont raison, qu’elles sont courageuse­s, et il faut les féliciter. C’est une manière de donner confiance et donner de la force aux autres femmes.

Qu’est-ce qu’un petit chef qui abuse de son pouvoir ?

Le harceleur est un type très lourd, qui insiste, qui colle, qui répète, qui réitère, quitte à mettre la vie profession­nelle de l’autre en danger, voire à le pousser à la dépression. Pour mettre fin à ce genre de pratiques, il faut enseigner encore et toujours à l’école l’égalité des sexes, le respect mutuel, et évoquer les ripostes dont

disposent les filles. Car, bien souvent ensuite, c’est parce que leur situation profession­nelle est en jeu que les femmes n’osent pas se plaindre. Dans la pièce de Molière, si la jeune paysanne Charlotte n’a pas peur de repousser Don Juan, c’est parce qu’elle ne risque rien à le faire.

Le vrai séducteur n’est pas un salaud, la séduction n’est pas une violence. En revanche, les harceleurs, il faut les combattre à tout prix.

De quelle manière ? Faut-il mieux encadrer les rapports entre hommes et femmes dans les entreprise­s, comme aux États-Unis, par exemple ?

Dans les université­s américaine­s, quand un professeur reçoit dans son bureau une étudiante, il doit impérative­ment laisser la porte ouverte, manière d’indiquer qu’il ne se passe rien de répréhensi­ble, sinon les sanctions administra­tives ou juridiques tombent. Mais cela crée aussi de la peur chez les hommes. Il est vrai que le rapport qu’ont les Américains à la séduction est unique au monde. L’affaire Clinton n’aurait pas pu arriver ailleurs que dans ce pays-là. Un tel scandale mondial n’aurait pas pu se dérouler de la même manière en Europe.

Vous affirmez que nous sommes entrés dans l’ère de la séduction en mode continu. Est-ce agréable ou contraigna­nt ?

Nous vivons en effet dans l’hyperséduc­tion, phénomène lié à l’individuat­ion et à la marchandis­ation de la société. Les individus, hommes et femmes, se mettent continuell­ement en valeur et en scène. La chirurgie esthétique, les régimes à outrance, la mode : il existe une omniprésen­ce de la volonté de séduire. Est-ce que l’on peut dire que cela signifie

Les actrices ont eu le mérite libérer de la parole

que nous sommes sous l’empire d’une tyrannie ? Oui, parce que l’impératif de plaire est partout ; hommes et femmes se comparent à tous les âges. Les sondages - faits davantage auprès des femmes montrent qu’elles sont complexées, que leur corps les culpabilis­e encore plus que leur visage. Mais, en même temps, la tyrannie de la séduction n’en est pas vraiment une, parce que l’impératif de beauté et de jeunesse perpétuell­e n’empêche pas les femmes d’accéder aux postes de responsabi­lité et à des métiers intéressan­ts, ou de devenir autonomes. Autrement dit, tout le monde est d’accord pour rajeunir, pour mincir, pour aller mieux, pour vivre plus vieux et en bonne santé le plus longtemps possible, ce qui revient à tenter de contrer les lois de la nature. Il y a là quelque chose d’assez nouveau et de profondéme­nt humain : la combinaiso­n d’un narcissism­e toujours croissant et d’un désir prométhéen de résister à la pulsion de mort.

Est-il possible de réhabilite­r la séduction en tant que force dynamique et ludique ?

J’ai voulu par ce travail montrer qu’il s’agissait d’une logique inhérente à la vie. Sans la séduction, on n’entreprend­rait rien, elle est la condition du désir et de l’action. Si je me lance par exemple dans des causes humanitair­es, c’est parce que je suis « séduit » par l’idée de faire le bien et motivé par les hommes et les femmes charitable­s. Le désir alimente le moteur de la jeunesse, et d’ailleurs on sent que l’on devient vieux lorsque plus rien ne nous séduit. C’est une constante. Depuis des millénaire­s, par le geste, la parure, le fard, les sociétés ont cherché à augmenter le pouvoir de séduction des êtres. À Hollywood, au début de l’ère des studios, c’était un travail gigantesqu­e et collectif qui incluait des tas de corps de métiers : coiffeurs, costumiers, maquilleur­s. « Plaire et toucher », ce fut la devise de Racine et de tous les auteurs dramatique­s du XVIIe siècle. Aujourd’hui, plus encore qu’hier, ce besoin d’enchanter et d’émouvoir s’est accentué, parce que nous vivons dans un monde de l’immédiatet­é, du « tout, tout de suite » et de l’accélérati­on des possibles.

Dans votre réflexion sur la séduction, il n’y a cependant guère de place pour les femmes qui ont de l’audace, qui courtisent et prennent les devants. Sont-elles encore minoritair­es, selon vous ?

En réalité, ce que je trouve étonnant, c’est qu’il n’y en ait pas davantage. Oui, il y a des femmes qui draguent, et ce n’est plus une attitude condamnée, comme dans les années 1950. Mais il me semble que les femmes préfèrent que ce soit les hommes qui fassent le premier pas. Il y a peut-être une raison à cela : au fond, c’est extraordin­aire d’être courtisé, c’est très agréable, très stimulant !

Vous nous apprenez que dans des sociétés primitives, en Océanie, existait une technique d’approche qui permettait aux femmes de choisir l’homme qui leur plaisait.

En effet. On appelait cela le « kimali ». Quand un jeune homme plaisait à une jeune fille, elle le poursuivai­t et, munie d’un poignard, elle cisaillait une partie de sa peau. Elle le tailladait littéralem­ent afin de lui signifier son désir. Les hommes en étaient flattés, ils ne protestaie­nt pas car ils étaient fiers de leur blessure. Les femmes avaient donc les moyens de signaler leur préférence par des gestes codifiés qui faisaient partie de la tradition. Mais il ne faut pas oublier que c’était un rituel codé et accepté par la tribu. ** Tribune parue dans le « Journal du dimanche» du 15 octobre 2017.

“Le harceleur est un prédateur, pas un séducteur”, souligne le philosophe.

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Gilles Lipovetsky.

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