Madame Figaro

Reportage : laine de Patagonie, bêtes de luxe.

Aussi douce et chaude que le cachemire, mais plus respectueu­se de l’environnem­ent, la toison des moutons mérinos procure une des plus belles fibres du monde. Reportage en Argentine sur Organica, label pionnier de la laine écorespons­able.

- PAR DALILA KERCHOUCHE / PHOTOS AXELLE DE RUSSE

LAUBE, EN PATAGONIE AUSTRALE, nous éveille à la pureté originelle d’un premier matin du monde. Au loin, les rayons du soleil parsèment d’un incomparab­le rose poudré les cimes de la cordillère des Andes. Début octobre, en cette saison où le sud de l’Argentine s’engouffre dans le printemps, l’air vif venu de l’Antarctiqu­e vous saisit au visage et vous picote les joues. Si pur qu’il semble vibrer, il suspend chaque instant et donne au paysage la netteté tranchante d’un cristal. Il aiguise les arêtes des icebergs qui dérivent sur les eaux turquoise du lago Argentino. Il sculpte les troncs tourmentés

des hêtres de la forêt de Magellan. Et cisèle la transparen­ce bleutée des pics qui hérissent la façade du Perito Moreno, fascinant mur de glace de 40 mètres de haut qui semble sortir de la série « Game of Thrones ». À El Calafate, située à 3 000 kilomètres au sud de Buenos Aires et à une heure d’avion d’Ushuaia, la mythique Patagonie impose sa beauté irréelle, altière et indomptée. Sur un million de kilomètres carrés, soit deux fois la France, cette région, l’une des moins peuplées du monde (deux habitants au kilomètre carré), étire à l’infini ses paysages de western polaire.

ENTRE GLACIERS GÉANTS, fjords majestueux, forêts subantarct­iques et vastes étendues de steppes battues par les vents, la terre la plus australe du monde civilisé agrandit le coeur et ensauvage l’âme. Royaume des chevaux, des guanacos, des condors, des aigles et des pumas, cette nature préservée est aussi l’écrin où s’épanouisse­nt, en quasi-liberté, des moutons mérinos aux toisons bouclées et touffues que l’on rêve d’empoigner dans un élan régressif. En Patagonie, on en compte 7,5 millions pour 2 millions d’habitants. Ils trottinent, sautillent, gambadent, paissent de la fétuque et s’abreuvent dans les vasques naturelles miroitante­s alimentées par la fonte des neiges.

AU DÉBUT DU XXE SIÈCLE, les éleveurs de moutons ont été les premiers à s’implanter dans ces terres du bout du monde, découverte­s en 1520 par Magellan. Dans ce climat extrême, qui oscille entre – 40 °C l’hiver et + 30 °C l’été, les moutons produisent l’une des laines les plus prisées de la planète. Pour les marques de luxe, la laine mérinos est un véritable « or blanc ». Après

El’Australie, l’Argentine est le deuxième pays producteur de cette laine d’exception, trois fois plus fine que les fibres classiques. EN CE MARDI 10 OCTOBRE, sous un soleil radieux, Michaël Fribourg, 35 ans, l’énergique pdg du groupe Chargeurs, inaugure à l’hôtel Eolo le label Organica – la première filière de laine mérinos éthique et écorespons­able qui couvre toute la chaîne de production, de la ferme au vêtement. « Nous voulons devenir les “game changers” du luxe, affirme-t-il. Dans la mode haut de gamme, les consommate­urs veulent connaître l’origine des fibres utilisées dans les pulls, robes, écharpes, costumes et tee-shirts. Organica * répond à ces attentes en élevant les standards de production. Notre label garantit qualité, traçabilit­é, respect de l’environnem­ent et de l’animal. De la ferme, où le mouton est sélectionn­é, élevé et tondu, jusqu’au vêtement en boutique, chaque acteur de la chaîne est tiré vers le haut. »

DANS L’INDUSTRIE TEXTILE, pointée comme la plus polluante au monde après le pétrole, cette disruption écologique de la filiale laine d’un grand groupe français (plus de 500 millions d’euros de chiffre d’affaires) est un signal fort. Leader mondial de la laine peignée haut de gamme, le groupe Chargeurs, qui produit 15 000 tonnes de laine mérinos par an, fournit la plupart des grandes marques (Kering, LVMH, H & M…) et du sportswear chic (The North Face, Icebreaker, Smitten, Smartwool…). « D’ici cinq à dix ans, notre production sera labellisée Organica à 100 %, affirme Michael Fribourg. Nous investisso­ns plusieurs millions d’euros. Nous achetons la laine Organica 5 % plus cher aux éleveurs. Nos prix de vente tiendront donc compte de ce surcroît de qualité. »

LONGTEMPS DÉSUÈTE, la laine mérinos revient à la mode. Elle se décline en pulls, costumes, tee-shirts très prisés des sportifs et en sneakers chics, comme les Allbirds, qui chaussent les big boss de la Silicon Valley (Larry Page, cofondateu­r de Google) et les stars (Emma Watson, Ryan Gosling). « Elle n’a rien à voir avec les pulls qui grattent de nos grand-mères, assure Audrey Petit, directrice de la stratégie du groupe Chargeurs. Douce, résistante, respirante, non allergène et thermorégu­latrice, elle est aussi agréable à porter en hiver qu’en été. »

POUR REMONTER LE FIL DE CETTE FILIÈRE, il faut pousser les barrières d’une des mille fermes de Patagonie où se fournit Chargeurs Luxury Materials, la filiale laine du groupe. À la sortie d’El Calafate, la coquette estancia Cerro Buenos Aires étale ses pâturages devant les cimes enneigées du Cerro Frias. En leggings roses et béret de gaucho, Camillia, 9 ans, la fille des fermiers, conduit un quad rutilant. Son père est l’un des trois gauchos qui gèrent les 6 000 moutons de la ferme, disséminés dans 11 000 hectares. « Dans le protocole Organica, nous évitons le surpâturag­e, avec un mouton sur 3 à 7 hectares, explique Miguel O’Byrne, président de la Fédération des éleveurs de la province de Santa Cruz. Nous veillons à la rotation des terres. Une partie reste en jachère pour éviter la désertific­ation et permettre aux sols de se régénérer. » Un enjeu d’autant plus crucial que la province est déjà désertifié­e à 66 %.

LA TONTE SE DÉROULE UNE FOIS PAR AN, entre septembre et décembre. Les gauchos à cheval ramènent les moutons au corral, où ils sont déparasité­s, soignés, contrôlés. Le label bannit toute cruauté envers les animaux, comme le « mulesing », une mutilation des moutons dénoncée par l’associatio­n Peta. « Nous travaillon­s plus lentement pour ne pas stresser les bêtes, raconte le fermier. Les chiens sont dressés pour ne pas leur aboyer dessus. Et nous tondons les brebis avant la mise bas pour ne pas les traumatise­r. La qualité de la laine

reflète l’état de l’animal. Plus le mouton est bien traité, plus la fibre est belle. » Des audits réguliers contrôlent les pratiques d’élevage et jusqu’aux gestes des tondeurs. Federico Paullier, directeur général de Chargeurs Luxury Materials, qui vit en Uruguay, suit de près la mutation : « Nous connaisson­s chaque fermier sélectionn­é pour Organica, assure-t-il. Ils veillent sur ces moutons d’exception comme sur des pur-sang arabes. » La laine mérinos se révèle un produit plus que rentable : un mouton produit entre 4 et 5 kilos de laine par an. Achetée 7 dollars le kilo, elle permet de réaliser environ sept pulls. Une manne en Patagonie, qui produit 28 000 tonnes de laine mérinos brute par an.

MÉMOIRE DE LA LAINE, secteur où il travaille depuis trente-quatre ans, Federico sélectionn­e les meilleures fibres, dont la finesse est mesurée en microns (de 14 à 23 pour Organica). Les ballots sont ensuite envoyés dans le nord de la Patagonie, dans l’usine de peignage de Trelew. Au début grisâtre, malodorant­e et chargée de lanoline, la laine est lavée, cardée, séchée, peignée, transformé­e en fils laiteux qui s’enroulent en un ballet hypnotique. Elle finit emballée, prête à l’envoi en Italie. « Le label prévoit un plan d’améliorati­on continue de nos usines, qui va de la réduction de notre consommati­on d’énergie au traitement de l’eau », précise Audrey Petit.

« LES EAUX USAGÉES de tous nos peignages sont intégralem­ent purifiées. » Le label engage aussi tous les acteurs. « Les filateurs devront mettre en place un plan de réduction de leur consommati­on d’eau pour les teintures et de traitement des déchets liés aux colorants chimiques, poursuit Audrey Petit. Les tricoteurs, les tisseurs et les confection­neurs seront aussi audités par un organisme indépendan­t. »

Pour certifier ces nouveaux processus de fabricatio­n et sécuriser la traçabilit­é des fibres, de la ferme à la boutique, le groupe Chargeurs a mis en place une « blockchain» (technologi­e de stockage et de transmissi­on d’informatio­ns).

DERNIÈRE ÉTAPE : sur les étiquettes des vêtements labellisés Organica, les clients pourront scanner un QR Code pour connaître l’origine des fibres. Entre savoir-faire ancestral, conscience écologique et nouvelles technologi­es, la laine mérinos déroule-t-elle, dans l’univers du luxe, un fil d’avenir ? À suivre…

* Une collection capsule d’écharpes Organica sera vendue à partir du 1er décembre. www.myorganica­shop.com

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Au pied de la cordillère des Andes, sur un million de kilomètres carrés, la Patagonie est l’une des régions les moins peuplées au monde.
WESTERN POLAIRE Au pied de la cordillère des Andes, sur un million de kilomètres carrés, la Patagonie est l’une des régions les moins peuplées au monde.
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 ??  ?? RETOUR AU CORRAL Camillia, 9 ans, vit dans l’estancia Cerro Buenos Aires avec son père, qui, aidé de deux autres gauchos, gère 6 000 moutons.
RETOUR AU CORRAL Camillia, 9 ans, vit dans l’estancia Cerro Buenos Aires avec son père, qui, aidé de deux autres gauchos, gère 6 000 moutons.
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 ??  ?? UNE VIE DE GAUCHO Guido, 47 ans, donne un coup de main aux fermiers de l’estancia Cerro Buenos Aires pour la tonte des moutons. Jusqu’à 200 bêtes peuvent être tondues par jour.
UNE VIE DE GAUCHO Guido, 47 ans, donne un coup de main aux fermiers de l’estancia Cerro Buenos Aires pour la tonte des moutons. Jusqu’à 200 bêtes peuvent être tondues par jour.
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ENTRE LA TERRE DE FEU et la vallée du río Colorado, des millions de moutons paissent dans les steppes de Patagonie. Ici, le groupe Chargeurs inaugure le label Organica, filière de laine mérinos éthique et écorespons­able.
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 ??  ?? OR BLANC 1. La tonte d’un mouton. 2. Les producteur­s locaux envoient ensuite leur laine dans cet entrepôt du groupe Chargeurs. 3 et 4. L’usine de peignage, à Trelew. La laine est lavée, cardée et triée selon la taille des fibres.
OR BLANC 1. La tonte d’un mouton. 2. Les producteur­s locaux envoient ensuite leur laine dans cet entrepôt du groupe Chargeurs. 3 et 4. L’usine de peignage, à Trelew. La laine est lavée, cardée et triée selon la taille des fibres.
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