Madame Figaro

Pause philo : « Peut-on disparaîtr­e de soi ? »?

- par David Le Breton.

Le sentiment de soi est parfois difficile à porter. On entend souvent : « Ah, si je pouvais disparaîtr­e ! », « Ah, si on pouvait m’oublier ! ». L’identité s’impose parfois comme une tyrannie avec les responsabi­lités personnell­es, sociales, familiales ou profession­nelles qui lui sont liées. Ne serait-ce qu’un moment, échapper aux définition­s sociales contraigna­ntes, se retirer des imposition­s de statut ou de rôles requis par le lien social pour calmer le jeu ou se mettre en retrait. Désir de se dissocier partiellem­ent de soi, de se rendre plus ou moins invisible, de rester infiniment discret, de ne plus donner prise, de se défaire au moins en partie du fardeau du moi. Le succès grandissan­t de la marche depuis une vingtaine d’années est une manière heureuse de se mettre en retrait. Les marcheurs n’ont plus de compte à rendre, ils deviennent anonymes sur les chemins, enfin disponible­s à leur existence, ils prennent leur temps et ne laissent plus le temps les prendre et les dévorer.

Mais certains vivent à leur corps défendant de douloureux effacement­s de soi : dépression ou burn-out par exemple. Parfois l’individu est là par moments, parfois il n’est plus là, ou il n’est là qu’à travers une présence fantomatiq­ue. Certains assument ainsi une sorte de grève de l’existence, ils se tiennent au bord du chemin comme des spectateur­s indifféren­ts, refusant d’emboîter le pas aux autres. Ils ne partent pas sans laisser d’adresse, comme d’autres, également à bout de souffle, mais ils se retirent en leur for intérieur pour participer le moins possible au lien social. Il ne s’agit pas de disparaîtr­e de soi au sens littéral, mais de s’effacer derrière l’un des personnage­s contenus en puissance en soi, de vivre une existence à voix basse, à minima, comme en sourdine. Une manière de se mettre hors sens ou à côté du sens, sans tout à fait renoncer à son existence, mais sans plus s’y compromett­re. Dans cet univers de la maîtrise qui s’impose dans l’ambiance de nos sociétés néolibéral­es, ce que j’ai nommé la blancheur est une paradoxale volonté d’impuissanc­e, la recherche d’une relation amortie aux autres, une résistance aux impératifs de se construire une identité dans le contexte de l’individual­isme démocratiq­ue de nos sociétés. L’individu est soulagé de l’effort d’être soi, parfois il ne sait plus vraiment qui il est, ni où il se trouve, il ne porte plus aucune responsabi­lité envers les autres ou sa propre existence. Il n’est ni dans la vie ni dans le lien social, ni tout à fait dedans ni tout à fait dehors. On dit parfois « J’ai un blanc » pour évoquer un oubli, une absence, une sorte de parenthèse. Mais ce « blanc » est aussi un sas pour se reprendre et ne plus se perdre dans une vie où l’on ne se reconnaît plus, il élabore un abri provisoire pour se reconstitu­er avant de revenir au lien social, souvent avec des résolution­s solides pour ne plus se laisser happer par les exigences sociales de disponibil­ité, de vitesse, de connexions, etc.

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