ÉDITO/« Attaches d’encre »,
AParadoxe de notre époque : alors que rien ne dure, liens amoureux comme professionnels, on s’appuie plus que jamais sur la mémoire indélébile. Sur des souvenirs irréversibles, ancrés - et encrés - dans la peau. Le tatouage, longtemps l’apanage des mauvais garçons, sort de sa clandestinité. Hommes ou femmes, marins ou cadres supérieurs, chanteurs ou cuisiniers sont de plus en plus nombreux à inscrire dans leur derme les repères de leur vie. À l’heure où plus personne n’ose s’engager, lui vous engage ad vitam aeternam. Paroles de tatoués : « C’est un mariage jusqu’à la mort », « C’est la seule belle chose que j’emporterai avec moi pour toujours ! »… On se fait graver un prénom, une date, un adage qui rappelle de beaux moments, mais on l’utilise aussi pour conjurer, voire sublimer, les mauvais. Après un cancer du sein, au lieu d’une poitrine reconstituée, certaines se font tatouer un dessin à l’esthétisme assumé, délirant, créatif. D’autres mêlent les deux : leur nouvelle poitrine et un tatouage. Une façon thérapeutique de se réapproprier leur corps, d’en reprendre le contrôle, de ne pas faire « comme si » l’épreuve n’avait pas existé. Parce que désormais le drame passé les constitue, les raconte. La maladie, comme la barbarie : des rescapés du Bataclan se sont fait tatouer un dessin, trace de leur cicatrice intérieure ; ceux de l’attentat de Manchester, une abeille, symbole de leur ville. À arborer ainsi cet insecte, ils se reconnaissent. Ils appartiennent au même clan, ceux qui ont survécu. Chaîne des humains qui savent, partagent la même expérience et qui continuent malgré tout. À l’heure de la parole libérée sur le harcèlement sexuel, cinquante victimes, et aujourd’hui des milliers de femmes, se sont fait tatouer, sur la lancée de Lady Gaga, le symbole Fire Rose Unity Survivor, une rose qui émerge d’un feu, une vie qui réchappe de l’enfer. En embellissant le passé tragique, le tatouage permet à la douleur du traumatisme, à elle seulement, de s’estomper peu à peu.