Madame Figaro

: Paul Auster et Siri Hustvedt.

“4 3 2 1”, le nouveau roman de Paul Auster, met en scène, à travers un demi-siècle d’Histoire, un héros aux quatre destins. En écho à cet extraordin­aire jeu de piste, nous remontons le temps avec l’auteur et son épouse, l’écrivain Siri Hustvedt, de la gue

- PAR MINH TRAN HUY / PHOTOS RUDY WAKS

ENSEMBLE DEPUIS PLUS DE trente-cinq ans, Paul Auster et Siri Hustvedt entretienn­ent une complicité amoureuse autant qu’intellectu­elle : suivant une habitude bien ancrée, le premier a lu à haute voix à la seconde chaque chapitre de son nouveau roman, « 4 3 2 1 » (1), pour recueillir son avis au fur et à mesure de son avancée. Véritable clé de voûte de toute l’oeuvre de Paul Auster, le livre, aussi prenant que labyrinthi­que, donne quatre versions du même héros, Archie Ferguson, de l’enfance à l’âge adulte, dans une Amérique secouée par l’assassinat de Kennedy, les manifestat­ions contre la guerre du Vietnam, la lutte pour les droits civiques. Selon qu’il perde son père ou non, qu’il souffre du manque d’argent ou non, Archie prend un chemin différent, même s’il retrouve toujours sur sa route la fascinante Amy, la passion du cinéma ou encore l’amour des mots… Une parution-événement qui nous offre l’occasion de nous entretenir avec le couple star des lettres américaine­s.

« MADAME FIGARO ». – Dans vos derniers romans, « 4 3 2 1 » et « Un monde flamboyant », vous avez tous deux choisi de raconter différente­s versions d’une même vie et une vie liée à l’art…

PAUL AUSTER. – C’est vrai. Dans le roman de Siri (2), divers personnage­s se relaient pour livrer leur point de vue sur l’héroïne, une plasticien­ne, Harriet Burden, qui arbore elle-même plusieurs masques, se présentant au public sans jamais dévoiler son vrai visage… Et la passion de Harriet pour son art est similaire à celle d’Archie 4 pour le sien.

SIRI HUSTVEDT. – Les Archie s’apparenten­t à première vue à des quadruplet­s, et le projet de Paul tenait pour moi de l’épigénétiq­ue, où les circonstan­ces extérieure­s infèrent sur un organisme de telle façon qu’un même matériel génétique peut se développer de multiples façons (NDLR : à l’image des oeufs de tortue, qui donnent un mâle ou une femelle en fonction de la températur­e ambiante).

P. A. – L’environnem­ent affecte celui qu’on est. Un enfant né en temps de paix en Syrie aura bien d’autres possibilit­és que le même enfant né dans une Syrie en guerre, où il sera devenu orphelin et souffrira de traumas qui en feront quelqu’un d’autre… Moins extrême, mon roman s’attache à des différence­s plus subtiles qui vont moduler le Soi.

S. H. – « Un monde flamboyant » traite pour sa part de la perception des autres, qui diffère selon la situation de chacun.

Nos perception­s sont biaisées par notre expérience, nos souvenirs, nos préjugés. Parce qu’ils l’ont connue comme l’épouse d’un galeriste, certains dénient à Harriet sa qualité d’artiste.

Diriez-vous que ce sont des romans qui traitent de l’identité ?

S. H. – En anglais, le terme est connoté. L’identité est imposée de l’extérieur : vous êtes une femme ou vous êtes noir, par exemple. Là, il s’agit plutôt des mouvements flottants du Soi, dont on voit dans les deux livres qu’il change selon les relations aux autres.

P. A. – Le Soi s’apparente pour moi à un spectre de couleurs. La plupart du temps, les gens se situent au milieu. Disons qu’ils sont bleus. Mais parfois, ils deviennent rouges ou noirs, selon les circonstan­ces, les humeurs, car ils sont sous l’empire de la colère ou de la passion… On ne sait jamais de quelle couleur sont nos amis ou même nos parents. Et on peut littéralem­ent perdre le contrôle de soi.

Comme Sophie Calle, vous travaillez sur le hasard et l’inattendu. Puisez-vous, vous aussi, dans votre vie pour élaborer votre oeuvre ?

P. A. – J’ai raconté ce moment où j’ai vu, enfant, le garçon qui se tenait juste devant moi être frappé par la foudre. Cet événement m’a hanté pendant des années et a changé ma façon de voir le monde. C’est incontesta­blement le coeur autobiogra­phique du roman. Pourtant, je n’ai jamais été aussi précoce que les Ferguson, je n’ai pas créé de journal à 11 ans ou écrit de novella à 18 ans. Je leur

ai donné mon environnem­ent, ma géographie, ma chronologi­e, mais le livre n’est pas autobiogra­phique, il a juste pour origine ma vie, comme tous les romans.

S. H. – Curieuseme­nt,

« Un monde flamboyant » ne contient pas un seul épisode autobiogra­phique, même si j’écris toujours à partir d’une vérité émotionnel­le personnell­e. J’ai transposé des éléments de ma vie dans d’autres romans. Dans mon premier, je me suis inspirée d’une personne réelle pour un des personnage­s. Je l’ai rencontrée dans un restaurant après la publicatio­n, et j’ai failli la saluer en l’appelant par le nom du personnage, comme si elle appartenai­t davantage à la fiction qu’à ma vie désormais.

P. A. – Oui, les éléments tirés de votre existence, une fois intégrés dans un roman, sont comme aspirés par lui.

J’écris toujours à partir vérité d’une émotionnel­le personnell­e Siri Hustvedt

« 4 3 2 1 » décrit la révolte à l’université Columbia contre la guerre au Vietnam. Avez-vous été tentés, l’un comme l’autre, par l’engagement politique ?

P. A. – À l’époque, je savais déjà que je voulais être écrivain et non activiste. Mais j’étais très attentif et je soutenais certaines causes de gauche plutôt que d’extrême gauche : tuer des gens ou faire exploser des bombes pour mes idées ne m’intéressai­t pas. Toutefois, quand notre révolution s’est produite à Columbia, j’ai fait partie des gens qui ont occupé le building. Je n’ai pas été reporter comme Archie.

S. H. – Les Archie sont en fait un intéressan­t amalgame de toutes tes positions.

P. A. – Archie 1 observe de près tout cela, écrit dessus et vit avec Amy, qui est, elle, une activiste. Archie 3 est ennuyé, au fond, par la mécanique de la politique. Archie 4 essaie durant cet été 1968 de tracer sa propre voie et d’écrire son roman. Il est le plus proche de moi : j’ai toujours été déchiré entre l’impulsion d’être un artiste et celle d’être plus actif politiquem­ent. J’ai été forcé de trouver une position où je pourrais justifier l’importance de l’art dans le monde. Comme Archie 4, qui pose qu’un monde sans livres n’est pas un monde où il aimerait vivre, et que quelqu’un doit les écrire. Le monde part en flammes, mais il est nécessaire que quelqu’un écrive que le monde part en flammes… Archie sait que sa position est hypocrite, que c’est une façon

BIO EXPRESS

SIRI HUSTVEDT Née en 1955, elle fait dialoguer avec brio la littératur­e et la philosophi­e, l’art et les sciences, tant dans ses essais (« la Femme qui tremble, une histoire de mes nerfs » en 2010, « Vivre, penser, regarder » en 2013) que dans ses romans (« Tout ce que j’aimais » en 2003, « Un Monde flamboyant » en 2014). Reprenant les problémati­ques d’« Un monde flamboyant », le recueil d’essais « les Mirages de la certitude » (à paraître le 7 mars aux éditions Actes Sud) examine la relation corps-esprit au prisme des neuroscien­ces, de la psychiatri­e, de l’intelligen­ce artificiel­le, pour mieux les dépasser.

de s’autojustif­ier, et il se sent coupable – de la même façon que je me suis toujours senti coupable !

S. H. – Paul et moi avons huit ans de différence. J’ai donc fait l’expérience de cette contestati­on très jeune, à 14 ans. Et à 18 ans, je me souviens, je discutais de la chute de la nouvelle gauche… J’ai décidé que j’étais non violente, j’ai rejeté certaines utopies de la nouvelle gauche – qui était un mouvement très sexiste et a donné lieu, par réaction, au mouvement féministe –, puis j’ai étudié l’histoire intellectu­elle russe à l’université, lisant Marx et Trotski. Et j’ai été si déçue de ce qui s’est produit que je suis devenue une gauchiste anticommun­iste…

Vous vivez tous deux dans l’Amérique de Trump. Est-ce que cela ne réactive pas le conflit décrit par Paul : écrire ou s’engager ?

S. H. – Se réveiller chaque matin à Brooklyn pour se souvenir que Trump est président est horrible…

P. A. – Siri a écrit beaucoup d’articles dénonçant son action. Je n’écris pas autant, mais chaque fois qu’on m’invite à la radio ou à la télévision, j’y vais.

S. H. – Il faut s’exprimer, mais aussi réfléchir au financemen­t des campagnes en 2018, année fondamenta­le, car si on change le Congrès, on peut renverser la situation. Or l’argent aux États-Unis est le nerf de la politique. Bien sûr, Paul et moi sommes des Blancs privilégié­s : l’administra­tion Trump ne va pas altérer en profondeur notre façon de vivre – nos impôts vont être alourdis avec l’établissem­ent de cette nouvelle taxe destinée, en substance, à punir les États qui ont voté pour Hillary Clinton –, mais nous ne serons pas déportés.

P. A. – Contrairem­ent à beaucoup d’autres : Trump vient de mettre fin au programme de protection de 200 000 Salvadorie­ns qui vont être forcés de quitter les

Mon roman s’attache à des différence­s subtiles qui vont moduler le Soi

Paul Auster

États-Unis, alors que certains sont là depuis dix-sept ans !

S. H. – Mais nous sommes déterminés à nous battre. J’étais à la Marche des femmes à Washington, qui a rassemblé quelque

800 000 personnes il y a un an, et j’ai pu voir qu’il existait une vraie résistance, et des gens prêts à se consacrer tout entiers à cette lutte.

BIO EXPRESS

PAUL AUSTER Né en 1947, il est l’auteur célébré d’une oeuvre tout en jeux de miroirs, se partageant entre poésie, romans (« Trilogie new-yorkaise »,

« la Musique du hasard », « Léviathan », « Sunset Park »), écrits autobiogra­phiques (« Chronique d’hiver », « Excursions dans la zone intérieure ») et films (« Smoke », « Brooklyn Boogie »). Le hasard et l’inattendu y tiennent souvent les premiers rôles, et New York, où il vit avec son épouse, Siri Hustvedt, en est le décor principal.

P. A. – Nous vivons en des temps dangereux et je n’ai jamais été aussi terrifié de ma vie. Du temps de la guerre au Vietnam, la société était bien plus violemment divisée, mais j’avais davantage d’espoir pour l’avenir… Je ne suis pas totalement pessimiste, toutefois, parce que le mouvement, évoqué par Siri, contre Trump et le programme républicai­n, va grandissan­t. Si on maintient le cap, on peut l’emporter.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France