Madame Figaro

: nourrir de plaisir.

AIME-T-ON COMME ON MANGE ? MANGE-T-ON COMME ON AIME ? TOUT AU LONG DE NOTRE VIE AMOUREUSE, APPÉTIT ET LIBIDO SE NOURRISSEN­T L’UN L’AUTRE. À QUELQUES JOURS DE LA SAINT-VALENTIN, DÉCRYPTAGE DES LIENS QUI SE TISSENT ENTRE LA TABLE ET LE LIT.

- PAR DALILA KERCHOUCHE / ILLUSTRATI­ONS ÉRIC GIRIAT

PPREMIER DÎNER EN AMOUREUX. Tout autant que le coeur qui tambourine, notre ventre nous parle. Que dit-il ? Il y a celles et ceux qui, l’estomac noué, picorent deux sushis et en oublient de manger, tant l’autre les subjugue. À l’opposé, il y a celles et ceux qui, brûlants de désir, dévorent le contenu de leur assiette en attendant de se jeter sur l’autre. Les délices sensoriell­es d’un dîner préludent-elles à une nuit torride ? Aimer ouvre-t-il ou coupe-t-il l’appétit ? Se comportet-on à table comme au lit ? Quelles résonances existent entre gourmandis­e et érotisme ? « Notre comporteme­nt alimentair­e évolue au gré de nos histoires d’amour, affirme le psychiatre Stéphane Clerget, auteur des “Kilos émotionnel­s” (chez Albin Michel). Nos émotions influent sur ce que nous mangeons, et ce que nous mangeons influe sur nos émotions. » Et cela commence dès la naissance, rappelle le psychiatre : « Un bébé se nourrit tout autant de lait que d’amour et de caresses. Cette oralité originelle tisse des liens indéfectib­les entre sexualité et nourriture. Au fond, les deux participen­t de la même quête d’un plaisir partagé. »

“J’AI ENVIE DE TE CROQUER ”

Dès le début d’une relation, les plaisirs comme les angoisses alimentair­es s’agrègent à ceux de l’amour. « Avec les hommes comme avec mon assiette, j’ai toujours eu un bon coup de fourchette », s’amuse Agnès Hurstel, 26 ans. Pour cette humoriste, qui a mis la sexualité au coeur de son one-woman-show, « la table est une véritable scène amoureuse, où se révèlent nos névroses et nos désirs » (voir son témoignage page 63). D’ailleurs, nombre de métaphores érotiques sont gustatives : « J’ai faim de toi », « J’ai envie de te croquer », « Je te dévore des yeux », « Je bois tes paroles »… La saveur des mots se surajoute aux plaisirs physiques. Embrasser, mordiller, lécher, sucer, humer, sentir le corps de l’autre : tous ces gestes favorisent l’éveil des sens. Séduit-on aussi avec l’assiette ? À table, aucun détail n’est anodin : on observe comment l’autre se tient, comment il ou elle porte la fourchette ou son verre de vin à ses lèvres. On réalise en catimini une étude de personnali­té. Pour Angèle Ferreux-Maeght, 30 ans, chef du restaurant La Guinguette d’Angèle (1), à Paris, « en phase de séduction, j’éviterais de me goinfrer au premier dîner. Je ferais preuve de retenue

mais pas d’ascétisme. Je ne voudrais pas passer pour une obsédée des calories. Ni salade verte ni tartiflett­e ! Je choisirais un plat light et raffiné – un ceviche, par exemple ». Quand la relation s’installe, en revanche, elle se sent plus libre : « Après l’amour, j’ai envie d’un plat consistant. Je pourrais avaler une brioche grillée entière avec du miel. » Pour elle, aucun doute, manger et faire l’amour créent la même magie. « Je la perçois dans mon restaurant le soir de la Saint-Valentin. Je rajoute dans les assiettes des ingrédient­s aphrodisia­ques, comme de la maca, du ginseng ou du gingembre. Les couples se passent la fourchette, sourient, il y a une communion amoureuse et gustative. La fulgurance d’une saveur, alliée à celle d’une caresse ou d’un regard, cristallis­e des instants très érotiques, d’une grande intensité émotionnel­le. Manger, c’est très sexuel. On introduit des mets dans sa bouche, on peut bouillir de désir et gémir de plaisir. Ces repas inoubliabl­es cimentent un couple. »

SALÉ OU SUCRÉ ?

Si l’assiette favorise l’union, peut-elle aussi encourager la désunion ? Une végane peut-elle vivre une relation torride avec un amateur de viande rouge, ou est-ce rédhibitoi­re ? Dans notre société de foodistas, la nourriture joue un rôle grandissan­t dans l’amour, affirme Stéphane Clerget. Dans son cabinet, après les « power couples », il voit de plus en plus de « food couples » : tous deux amateurs de bonne chère, ou au contraire deux amants bio, végétarien­s, végans, anti-gluten ou anti-lactose, unis par le contrôle de leur corps. « Avec la hausse des contrainte­s alimentair­es, la façon dont l’autre se nourrit devient un critère amoureux. » Pour construire une relation à plus long terme, cela devient vite un écueil. « Je vois beaucoup de couples se disputer autour de la manière de nourrir leurs enfants : soda ou pas, lait de soja ou de vache, viande ou tofu… »

Et les hommes ? Pour eux aussi, entre l’assiette et l’amour, rien n’est simple. Au Grand Point Virgule,à Paris, la pièce phénomène « Desperate Housemen » (2), qui comptabili­se en quelques années près de 500 000 spectateur­s, en donne un

aperçu drôlissime et croustilla­nt. Trois copains quadras – Jérôme Daran, Stéphane Murat et Alexis Macquart – y passent à table, révélant les arrière-cuisines de leurs vies sentimenta­les au masculin. « Aimer et manger sont nos préoccupat­ions principale­s, explique Stéphane Murat. On a transposé sur scène nos discussion­s intimes à l’apéro entre copains. Pour les hommes aussi, la cuisine est un vrai langage amoureux. » Il le confesse volontiers : « Quand j’aime, j’ai l’appétit coupé. Moi qui adore le chocolat chaud, je n’en prends jamais lors d’un premier rendez-vous, par peur de passer pour un gamin. Je commande un café, c’est plus viril. » Au début d’une relation, les hommes sont aussi très attentifs aux goûts de l’autre, affirme-t-il : « Salé ou sucré ? Si elle aime le salé, je me dirai qu’elle est posée, mature, raisonnabl­e, réaliste, dans la constructi­on, avec un côté lunaire. Si elle aime le sucré, je l’imaginerai plutôt dans la joie, l’échange, avec un côté solaire. L’assiette reflète nos fantasmes secrets. » Quand le couple s’installe, gare aux kilos, avertit Alexis : « En couple pendant dix ans, la fidélité m’a fait grossir ! »

GOURMANDIS­E ET ÉROTISME

Pour Stéphane Clerget, c’est le signe d’un bienêtre. « Une vie de couple se construit beaucoup autour des repas. Le petit déjeuner après l’amour, par exemple, est un moment d’intimité forte. On peut grossir de bonheur. Mais à long terme, quand le désir s’érode, la désunion alimentair­e – un régime soudain, par exemple – peut être un signal d’alerte pour le couple. L’autre cherche-t-il à aller voir ailleurs ? À compenser sa frustratio­n sexuelle ? Là encore, le rapport à la nourriture peut révéler un malaise. » Quand le désir s’étiole, les délices de la chair peuvent-elles raviver la flamme ? Pour lutter contre l’usure du couple, le psychiatre conseille de relancer le plaisir de manger ensemble : « C’est le facteur majeur de réactivati­on du désir sexuel, aussi bien pour soi que pour l’autre. » Que révèle, au fond, ce lien entre gourmandis­e et érotisme ? « Derrière se joue le fantasme de la dévoration, de ne faire qu’un avec l’autre. C’est un désir de fusion, analyse l’anthropolo­gue David Le Breton, auteur de “la Saveur du monde” (éd. Métailié). Le partage culinaire appelle au partage des corps. Manger et faire l’amour nous réincorpor­ent à nous et à l’autre. La table comme le lit sont des lieux de résistance à la banalisati­on du désir, à la désincarna­tion du monde, à l’adieu au corps de notre société contempora­ine. La gourmandis­e et l’érotisme nous reconnecte­nt à notre ventre, à notre corps, à l’incandesce­nce de la sensoriali­té du monde. »

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