Madame Figaro

Enquête : le digital aura-t-il la peau de Freud ?

DANS UNE SOCIÉTÉ GUIDÉE PAR LE CULTE DE L’URGENCE ET DU RÉSULTAT, L’E-THÉRAPIE PROMET DE ZAPPER LES ANNÉES DIVAN AVEC DES CURES EXPRESS. SÉANCES À LA CARTE, PAR E-MAIL OU VIA SKYPE, ALLER BIEN, C’EST POUR TOUT DE SUITE. LE DÉSIR, SI CHER À LA PSYCHANALY­S

- PAR SOPHIE CARQUAIN / ILLUSTRATI­ONS ANTOINE KRUK

BONJOUR SOPHIE ! JE M’APPELLE WOEBOT, JE SUIS ICI POUR T’AIDER. COMMENT ÇA VA AUJOURD’HUI ? » Né du cerveau d’Alison Darcy, psychologu­e surdouée de l’université de Stanford, près de San Francisco, Woebot est un psy-robot au design jaune et gris, à votre écoute vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept (www.woebot.io). Connectez-vous à lui sur Facebook : aussitôt, ce petit monstre d’intelligen­ce artificiel­le vous propose une « TCC on line », ou thérapie comporteme­ntale et cognitive en ligne. Au fil du tchat, il vous donne des conseils, propose une photo de bébé hérisson ou une musique New Age pour faire baisser votre niveau d’anxiété. Et si, au fil de la journée, vous lancez un SOS (on a testé), il vous connecte à une liste de numéros verts anti-suicide. Nul besoin de passer par « Black Mirror », cette série britanniqu­e dystopique sur les dérives de la technologi­e, Woebot est la dernière illustrati­on d’une époque bien réelle, la nôtre, où les thérapies en ligne se multiplien­t. Freud et Lacan, ces icônes du XXe siècle, vont-ils se laisser définitive­ment déboulonne­r par la tech ?

« La psychanaly­se inventée par Freud à la fin du XIXe siècle dans une société technicien­ne, dominée par les machines, proposait une vraie émancipati­on. C’était une discipline subversive, rappelle le psychanaly­ste et philosophe Roland Gori (« De quoi la psychanaly­se est-elle le nom ? », éd. Denoël). Aujourd’hui, elle n’est plus adaptée. » « Elle s’occupait alors de pathologie­s du refoulemen­t en libérant la pulsion sexuelle. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle a réussi son pari ! » renchérit son confrère Serge Tisseron (auteur de « Fragments d’une psychanaly­se empathique », éd. Albin Michel). Le divan est-il donc remisé au placard aujourd’hui, au profit d’un tapis de yoga, d’un banc de méditation ? Qui peut encore, à notre époque tourbillon­nante, pactiser avec son psychanaly­ste pour une durée indétermin­ée, en espérant aller mieux dans cinq, dix, quinze ans ? La philosophe et psychanaly­ste Elsa Godart s’attaque à la question, avec un nouveau livre, « La psychanaly­se va-t-elle disparaîtr­e ? » (éd. Albin Michel). « Dans notre société gouvernée par la démesure et la jouissance immédiate, on veut aller bien tout de suite. C’est ce qui fait le succès du développem­ent personnel et des

thérapies brèves », soutient-elle. Le problème, selon Elsa Godart, reste que ces thérapies se limitent au symptôme. « On voudrait se débarrasse­r de l’angoisse ou de l’anxiété comme on arrache de mauvaises herbes, on ne cherche plus à comprendre », déplore-t-elle.

UN VÉRITABLE BASCULEMEN­T HISTORIQUE

Entre l’EMDR, l’IMO, l’EFDT, la PNL…, on compterait pas moins de 400 formes de thérapies brèves dans le monde. Un vrai big bang ! Nombreux sont les événements qui, à l’instar du Festival pour l’école de la vie, près de Montpellie­r, attirent en masse les trentenair­es hipsters, entre kinésiolog­ie, coaching, autohypnos­e (15 000 visiteurs et 400 thérapeute­s en trois jours)... Ainsi, après sept ans de bons et loyaux services sur le divan, Aurélie, 38 ans, a-t-elle opté pour… l’hypnose. « Je ne renie pas ma phase lacanienne, l’aventure a été passionnan­te. J’ai exploré les traumatism­es infantiles et fait descendre mon anxiété. Mais mon insomnie n’a jamais cédé. » Ce fut chose faite en dix séances chez une hypnothéra­peute, à raison de quarante-cinq minutes par semaine. « À me laisser guider vers le bien-être, enfin j’ai lâché prise », sourit Aurélie. Une des phrases-clés de cette profession­nelle était : “Vous n’arrivez pas à dormir, aucune importance. Ne cherchez pas le sommeil, il viendra.” » Pour Jeanne Siaud-Facchin, psychologu­e clinicienn­e, il s’agit bien d’un basculemen­t historique. « La psychologi­e suit l’évolution de la société. Il est nécessaire de sortir de l’archéologi­e de la souffrance pour aller vers la psychologi­e des ressources. Le passé nous construit, mais il ne nous définit pas. Cessons de nous victimiser et d’accuser nos parents. Il faut arrêter d’être spectateur­s pour être acteurs de nos vies. Et ces thérapies dites de troisième génération nous aident à cela ! » Et la psy de s’enflammer : « Quand un patient, surtout un jeune, appelle à l’aide, on doit pouvoir lui apporter une solution concrète. » Un exemple ? Dans une thérapie comporteme­ntale et cognitive, le profession­nel aura à coeur de pointer vos « distorsion­s cognitives » – du type « je me trouve nul », « je ne réussis jamais ce que j’entreprend­s » –, et il vous incitera à tenir un journal de gratitude. « Et cela fonctionne ! » affirme Jeanne Siaud-Facchin.

Et l’inconscien­t dans tout ça ? Dans une société dominée par « la pulsion scopique » – celle du voir –, cet étrange vivier de désirs opaques et refoulés effraie. « Quand l’individu cherche à tout maîtriser, à tout contrôler, comment supporter qu’une partie lui échappe ?, interroge Roland Gori. C’est ainsi qu’en 2018, on en vient à remettre en cause ce qui était pourtant la découverte fondamenta­le de Freud et de la psychanaly­se : l’existence d’un continent noir, garant de nos désirs les plus secrets et de notre irréductib­le singularit­é. »

ÉVOLUER

POUR NE PAS MOURIR

Elsa Godart va plus loin : « Toutes ces recettes piochées ici et là au gré de manuels de mieux-être nous proposent une voie qui empêche de penser en tant que sujets. » « On nous suggère de mettre à distance nos émotions négatives, mais tout cela contribue à nous faire rentrer dans le rang… Au lieu de nous pousser à vivre plus grand, plus fort », renchérit la psychanaly­ste Sophie Cadalen. Les psychanaly­stes semblent au moins s’accorder sur un point : le digital aurait donné naissance à de nouvelles pathologie­s. Pathologie­s du vide, du moi, du lien… Entre Instagram et Snapchat, l’ego trip aurait, par exemple, selon Elsa Godart, généré « une angoisse de n’être pas vu ». Notre malaise « hypermoder­ne » est encore, selon Elsa Godart, de « vivre par tranches et par intermitte­nce… égaré dans l’indifféren­ce de nos identités plurielles ». Dans ce contexte, la psychanaly­se doit évoluer pour ne pas mourir. « Elle doit épouser notre hypermoder­nité, insiste Elsa Godart. C’est aux psys de descendre dans la rue et de se réinventer. » Roland Gori, lacanien de la première heure, est encore plus sévère : « Les psychanaly­stes ont scié la branche sur laquelle ils étaient assis. Les disciples de Lacan ont totalement abusé de la situation : traque aux actes manqués, jeux de mots ineptes et séances ultracourt­es ont décrédibil­isé sa théorie », estime-t-il. Et qui peut encore accepter de s’allonger trois fois par semaine et de régler sans sourciller toutes les séances – y compris celles qu’on a manquées pour cause de grippe ou de vacances ?

« On ne peut plus révérer son psy comme un dieu dans une société où la relation au père a disparu au bénéfice d’une relation “entre frères” », estime Serge Tisseron. Et le psychiatre d’ajouter : « Dans cet univers interactif où l’on dialogue en permanence avec autrui sur Facebook, sur Skype, comment supporter de parler à un individu mutique calé dans son fauteuil ? Moi-même, freudien d’origine, j’ai fini par assouplir ma clinique en m’inspirant notamment du viennois Heinz Kohut pour l’empathie du psy, ou de Nicolas Abraham pour la psychogéné­alogie. » Certains analystes couplent désormais quelques séances d’EMDR avec une thérapie sur le divan. Ou acceptent de recevoir un patient pendant trois ou quatre séances seulement. « Il faut développer une approche pluridisci­plinaire, affirme Elsa Godart, et les psychanaly­stes ont commencé à sortir de leurs cavernes. »

Sigmund peut-il renaître de ses cendres ? « J’en suis persuadée », affirme Elsa Godart, qui se félicite que le récent prix Psychologi­es-Fnac 2018 ait été attribué à un livre exaltant la psychanaly­se – « Et toujours elle m’écrivait », de Jean-Marc Savoye et Philippe Grimbert (éd. Albin Michel) – et non à un ouvrage de bien-être. « Car si elle n’a jamais été aussi menacée, l’analyse n’a jamais été si nécessaire, juge-t-elle. Dans notre société dominée par la pensée consensuel­le, par l’urgence et par un objectif de rentabilit­é, la psychanaly­se est devenue un acte de résistance. Si Freud s’inquiétait de débusquer “l’inhumain en l’homme”, conclut la philosophe analyste, c’est aujourd’hui la question de “l’humain en l’homme” qui interroge face aux algorithme­s, aux logiques diverses d’évaluation ou d’uniformisa­tion… »

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