Madame Figaro

Madame lab : le retour du temps long ?

L’INTERRUPTI­ON EST LA MALADIE DE CE DÉBUT DE SIÈCLE. HEUREUSEME­NT, DES POCHES DE RÉSISTANCE APPARAISSE­NT.

- PAR VALÉRIE DE SAINT-PIERRE

Comment mettre de l’ordre face à une bande de politiques déchaînés ? Demandez à la sénatrice américaine Susan Collins, qui y est parvenue en janvier dernier. Elle a raconté comment, durant les trois jours du « shutdown » (chômage technique pour cause de fermeture partielle de l’administra­tion), elle n’a eu d’autre solution pour amener les deux camps à négocier que de leur imposer un « talking stick ». Oui, exactement comme aux enfants des petites classes dans les écoles alternativ­es californie­nnes ! Le « bâton de parole », cet objet de bois amérindien sacré, utilisé dans les conseils tribaux, autorise en effet uniquement son détenteur à parler. Son usage, volontiers intégré à l’arsenal des gourous internatio­naux du management bienveilla­nt, n’est pas encore très répandu dans les moeurs européenne­s. Quand on a fini son speech, on passe le bâton au suivant et la discussion peut suivre son cours sans que les grandes gueules prennent le pouvoir. Chez les Indiens, le « talking stick » garantit aussi que la parole émise par son porteur est « droite et pure ». Probableme­nt doit-on se contenter, dans une société où « le dernier qui parle a toujours raison », de sa fonction modératric­e… d’ego, surtout lorsqu’il s’agit, en prime, de contrer un « manterrupt­ing », néologisme qui désigne la facilité des hommes à interrompr­e les femmes. L’appli Woman Interrupte­d permet de quantifier le phénomène, en enregistra­nt les protagonis­tes d’une réunion : dans un échange mixte, les hommes restent responsabl­es à 96 % des interrupti­ons (« Journal of Language and Social Psychology »)… Le tout-numérique n’arrange rien à l’affaire. Ainsi, Fanny Auger, auteur de « Trêve de bavardages » (éd. Kero), confirme : « Les réseaux sociaux ont amplifié le pouvoir des vociférate­urs : sur Twitter ou Facebook, c’est à qui aura le dernier mot, validé par le plus grand nombre de followers. » Les notificati­ons incessante­s sur nos écrans coupent aussi sans vergogne le fil de nos pensées, de nos recherches, de nos travaux. Ah ! si nous avions un « talking stick » virtuel... Le succès des podcasts natifs (qui naissent directemen­t en numérique), à la parole ample et qui extraient leurs auditeurs de la frénésie de l’info en continu, est sans doute un début de réaction… Car il est grand temps d’oser le temps long.

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