Madame Figaro

Rencontre : Xavier Niel et Roxanne Varza.

- PAR MORGANE MIEL / PHOTOS PHILIPPE QUAISSE

M« MADAME FIGARO ». – Vous dites, Xavier Niel, être quelqu’un qui aime mordre la ligne jaune. Dans tous les secteurs que vous avez abordés, vous avez changé les règles du jeu. Qu’est-ce qui vous donne cette envie permanente de « hacker le système » ?

XAVIER NIEL. – Peut-être parce que je suis originaire d’un milieu social modeste, cela me semblait le seul moyen de m’en sortir…

Et puis j’avais envie de m’amuser, de faire des choses différente­s, de créer de la valeur, des projets. J’ai des camarades qui ont pu faire des bêtises. Je pensais être capable d’utiliser cette énergie autrement.

Que reste-t-il du Xavier Niel de l’époque ? Peut-on encore révolution­ner le système, être un inventeur quand on est devenu un homme de l’establishm­ent ?

X. N. – Suis-je toujours cet inventeur ? J’ai envie de le croire. En vieillissa­nt, cela devient plus dur de vouloir changer le monde car vous avez des attaches, des racines, des habitudes. La fréquentat­ion de personnes plus jeunes, ici-même chez Station F, vous pousse à penser différemme­nt.

Donc rien n’a changé ?

X. N. – J’ai toujours l’impression d’avoir 20 ou 25 ans. Je ne me sens pas différent. En même temps, si vous m’aviez dit il y a trente ans que je serais interviewé par « Madame Figaro » au sein d’un incubateur de 34 000 mètres carrés que j’aurais créé, je n’aurais pas misé 5 euros là-dessus.

Être « hackeur », penser en permanence de façon nouvelle, est-ce une qualité incontourn­able pour entreprend­re ?

X. N. – Non, on peut créer une entreprise de façon plus traditionn­elle. Mais, chez Station F, nous recherchon­s des entreprene­urs qui observent un secteur, une activité, un produit, et qui se demandent comment, dans l’état actuel des connaissan­ces, on peut penser radicaleme­nt autrement. Aujourd’hui, un individu peut hacker tout le système. Par exemple, le fondateur de Netflix, Reed Hastings, a, à lui seul, réinventé et bouleversé la totalité des sites mondiaux et l’ensemble des chaînes de télévision. Il a créé de l’activité et des millions d’emplois dans le monde. Une personne avec un peu de motivation et d’envie peut arriver à tout.

ROXANNE VARZA. – Les personnes les plus débrouilla­rdes sont « hackeuses » dans l’âme. Elles trouvent les contacts, les ressources, et savent ce qu’il faut faire pour parvenir à leurs fins.

Il faut ce type de caractère pour devenir un entreprene­ur.

Cela s’apprend-il ? L’éducation française peut-elle former des esprits innovants ou apprend-elle l’inverse : à obéir ?

R. V. – Chez Station F, on essaie de montrer que même des personnes sans diplôme, parfois avec des histoires difficiles, peuvent lancer des start-up qui marchent bien. Il y a des choses qui s’apprennent, d’autres pas forcément, c’est pour cela que le succès d’une entreprise dépend beaucoup de la personnali­té de son fondateur.

X. N. – Ici, on ne sait pas d’où vient un entreprene­ur, et c’est tant mieux. Notre sélection est à l’image de la société : oui, nous accueillon­s des personnes issues de grandes écoles, qui sont un terreau naturel de créateurs de start-up. HEC ou l’Insead, par exemple, ont produit de nombreux entreprene­urs. Mais nous essayons de recruter tous types de formation. Des jeunes qui n’ont pas fait d’école, des programmeu­rs… L’idée est que chacun pris individuel­lement fonctionne bien. Et que tous ensemble, ils fonctionne­nt encore mieux.

Vous-même, Roxanne Varza, Américaine d’origine iranienne, vous avez opté en Europe pour une formation assez classique, Sciences Po Paris et la London School of Economics à Londres…

X. N. – Tu as fait Sciences Po et la LSE ? Je ne savais pas. Je vous assure que je viens de l’apprendre. Je ne suis pas sûr de l’avoir entendu ou lu auparavant. Ça ne fait pas partie des critères de sélection de Station F. (Rires.) Que fais-tu ici ?

AUX COMMANDES DE STATION F, SON MÉGA-INCUBATEUR AUX MILLE START-UP, XAVIER NIEL A PLACÉ LA JEUNE FRANCOAMÉR­ICAINE ROXANNE VARZA. BUSINESS, ENFANTS, CONFIANCE... L’ENTREPRENE­UR ATYPIQUE ET LA TRENTENAIR­E CROISENT LEURS REGARDS ET TRACENT LES LIGNES DE L’ÉCONOMIE DE DEMAIN.

Vous l’ignoriez, vraiment ?

X. N. – Oui, je ne lis jamais un seul CV.

R. V. – Je ne suis pas sûre d’entrer dans le moule des gens qui sortent de ces écoles. J’ai grandi aux États-Unis, mais j’ai quitté mon pays ; je ne suis pas Française, mais je développe en France un projet essentiel dans l’écosystème du pays. Je ne correspond­s pas non plus au profil type de la fille issue d’une famille iranienne qui a grandi en Californie.

X. N. – Pire : au milieu de la Silicon Valley, je ne sais pas comment tu as fait pour survivre !

R. V. – Quand j’ai décidé d’aller à Sciences Po, je voulais faire du développem­ent économique, puis je me suis passionnée pour les start-up… Dans ce monde-là, le diplôme ne sert plus à rien.

Peut-on revenir, Xavier Niel, sur votre choix de Roxanne Varza pour diriger Station F ? Une jeune femme de moins de 30 ans à l’époque (2016), américaine, journalist­e, à la tête du plus gros incubateur d’Europe… Qu’est-ce qui vous a poussé à lui faire confiance ?

X. N. – J’ai connu Roxanne quand elle était journalist­e

Notre sélection est à l’image de la société

à TechCrunch, je lisais ses articles. Elle avait en outre, ce qui ne courait pas les rues à l’époque, une vraie expérience dans la gestion d’incubateur­s, puisqu’elle avait monté le programme d’accélérati­on de Microsoft (NDLR : Microsoft Ventures). Ajoutez à cela des critères non objectifs, comme le fait d’être une femme, qui n’est pas un critère en soi mais un vrai plus dans un milieu qui en manque singulière­ment, dotée d’une triple culture internatio­nale, qui parle l’anglais couramment – mon grand complexe. Elle cochait beaucoup de cases. Elle est aussi souriante, jeune, plaisante, jamais pénible, avec moi en tout cas. Toutes ces qualités ont fait le succès de ce lieu et une équipe qui fonctionne. S’il était dirigé par des hommes, ce lieu ne serait pas le même (NDLR : Station F compte aujourd’hui 40 % de femmes entreprene­urs).

Roxanne Varza, quel est le pitch de votre poste ?

R. V. – Au départ, Xavier avait en tête les grandes lignes : un espace dédié aux jeunes start-up, rassemblan­t de nombreux services administra­tifs et ressources pour leur faciliter la vie. Il s’agissait alors surtout de concevoir l’espace en lien avec les start-up et les architecte­s. Aujourd’hui, mon job est de gérer ce lieu – car nous sommes propriétai­res du bâtiment –, et tous les sujets qui touchent au fonctionne­ment de la communauté – du recrutemen­t des start-up aux événements que l’on organise. Les dossiers et les visiteurs viennent du monde entier. Mais les fuites d’eau font aussi partie de mon travail ! Comment marche votre tandem ? X. N. – Je ne peux pas dire que je délègue : Roxanne est chez elle. Ce n’est peut-être pas sa perception, mais moi, je le vis comme ça. C’est elle qui dirige Station F.

R. V. – Nous impliquons au maximum les start-up dans les choix. Je propose des idées à Xavier, il donne son avis, nous guide.

X. N. – Toutes mes décisions ont été de mauvaises décisions. Par exemple, j’ai installé une oeuvre d’art dont j’étais très fier, mais tout le monde trouve que cela ressemble à un énorme et affreux tas de chewing-gum. Ils sont gentils, ils font semblant de l’aimer. J’ai décidé de ne plus rien faire !

Quel est le rythme de vos échanges ?

X. N. – J’essaie de venir ici une fois par semaine, une demijourné­e. C’est la tendance officielle.

R. V. – On échange beaucoup par e-mail, du coup j’ai l’impression de le voir tous les jours.

Qu’est-ce que Roxanne Varza vous a appris ?

X. N. – Une chose impalpable : l’impression d’avoir 20-25 ans. Elle m’a appris à apprécier ces canapés, ces tables basses, ces endroits où prendre un café, qui font l’esprit du lieu. Il ne s’agit pas de déco :

j’avais le sentiment de comprendre les jeunes présents ici ; or, j’étais passé complèteme­nt à côté de ce qui était important pour eux. Ensuite, Roxanne a un mode de management sympa et cool, très différent de celui que j’ai pu connaître jusqu’à présent. Je ne suis pas sûr d’être un grand manager.

Vous avez l’honnêteté de l’admettre…

X. N. – Quand je dis que je ne suis pas impliqué dans le management de cet espace, c’est vrai, parce que sinon, tout le monde serait malheureux. Ici, je suis toujours surpris de voir, au milieu des bureaux, des gens faire du yoga. Je vous avouerai que personne ne fait ça dans mes propres bureaux ! Chez Station F, oui, et je trouve ça bien.

Roxanne Varza, qu’est-ce qui a changé en vous depuis que vous travaillez avec Xavier Niel ?

X. N. – Elle a appris ce qu’était le troisième âge…

R. V. – Le simple fait qu’il ait eu confiance en moi pour ce projet m’a permis de prendre un peu plus de place que je ne l’aurais imaginé. Cela m’a fait grandir. J’ai senti la possibilit­é d’une liberté beaucoup plus créative.

Quelles sont les trois qualités majeures que vous recherchez chez les personnes qui vous entourent ?

R. V. – Le sens de l’écoute. L’agilité, qui dépend de cette écoute. Je m’attarde aussi sur leur choix : pourquoi ont-ils choisi de consacrer leur temps et leur vie à tel ou tel sujet.

X. N. – Il faut être ambitieux. Motivé, c’est-à-dire avoir envie de se lever le matin pour aller travailler. Et logique. Capable de mettre les choses dans le bon sens et dans le bon ordre.

Nous impliquons au maximum les start-up

Que transmettr­e aux enfants pour qu’ils s’adaptent au monde actuel ?

X. N. – On se demande surtout quelle langue leur apprendre. On est plutôt pour le chinois.

Comment leur donner des armes face à l’intelligen­ce artificiel­le ?

X. N. – La question-clé est : comment leur donner la capacité de se débrouille­r par eux-mêmes ? Dans des univers privilégié­s, les enfants grandissen­t très protégés. Il faut trouver le moyen de leur donner de l’initiative.

R. V. – Aux États-Unis, les enfants tiennent une fois par an un stand de limonade. Ils la préparent dans leur cuisine et la vendent dans la rue. Cela leur donne l’expérience d’un mini-business et développe ce sens de l’initiative.

Comment les femmes pourraient-elles hacker le système économique, avec son inégalité salariale, les freins liés à la maternité…

X. N. – Le monde de la tech est en effet toujours très masculin. À l’école 42, par exemple, nous avons déjà eu quelques problèmes. On est parfois face à des gens jeunes qui n’ont pas toute la maturité nécessaire. Mais je ne suis pas sûr que le problème de l’égalité salariale existe dans ce monde-là.

R. V. – Les start-up ont une transparen­ce salariale. Souvent, les salaires de l’ensemble de l’équipe sont publiés. Les pratiques sont complèteme­nt différente­s.

Roxanne Varza, vous avez eu un bébé au moment du lancement de Station F…

X. N. – Et cela n’a posé aucun problème.

R. V. – Le milieu est hyperflexi­ble. On s’adapte, on peut travailler de la maison. Ici, il n’y a pas d’horaire formel.

X. N. – Dans l’entreprise traditionn­elle, il est plus dur de changer la donne car on vit dans une rigidité, des habitudes, et avec une hiérarchie qui n’a pas trop envie de tout bouleverse­r. Je dis donc aux femmes : pour hacker le système, allez travailler dans une start-up ou créez la vôtre. C’est la solution.

 ??  ?? Xavier Niel.
Xavier Niel.
 ??  ??
 ??  ?? Roxanne Varza.
Roxanne Varza.

Newspapers in French

Newspapers from France