Mode : l’odyssée du futur
BIG DATA, INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, OBSESSION CONSUMÉRISTE, CRI D’ALARME ÉCOLOGIQUE… FACE AUX BOULEVERSEMENTS DE L’ÉPOQUE, LA MODE SE RÉINVENTE ET BOUSCULE SES SCHÉMAS STRUCTURELS ET CRÉATIFS. LE DÉBUT D’UN NOUVEAU CYCLE ?
DÉCRYPTAGE
IL S’APPELLE OTTO, N’EST PAS BIEN GRAND mais tellement performant qu’il peut travailler non-stop. Il est même capable de délivrer seize collections de mode par an. Otto est un petit robot qui a été programmé dans le plus grand secret par les frères Wertheimer, les propriétaires de Chanel, et Karl Lagerfeld, le
directeur artistique de la maison. Une intelligence artificielle qui, depuis des mois, collecte et analyse toutes les collections que le Kaiser a créées depuis une trentaine d’années en les croisant avec les tendances observées sur Internet, les articles de presse relatifs à la marque et les rapports de vente de toutes les boutiques de la griffe. Otto, l’alter ego virtuel de Karl Lagerfeld, pourrait-il créer une collection ? Scénario digne de la série « Black Mirror » ou réalité (très) augmentée ? Un peu des deux car cette fiction totale imaginée l’an dernier pour le « Journal du luxe » par Nicolas Latour, fondateur de l’agence en transformation et innovation digitale Fingal, n’est peut-être pas si éloignée du monde de demain. « On sait que l’intelligence artificielle existe déjà dans le secteur du mass market, explique Nicolas Latour. Certaines enseignes ont recours à des algorithmes qui leur permettent de capter de façon quotidienne les couleurs, les matières, les tendances qui ressortent sur les réseaux sociaux. Toutes ces données analysées en parallèle avec les chiffres de vente dans les magasins sont envoyées aux
designers pour les aider à dessiner des produits susceptibles d’appâter le plus grand nombre. » Et si demain une grande maison de couture décidait de confier sa direction artistique à des IA ? « Impossible, poursuit Nicolas Latour, car on sait bien que rien ne pourra remplacer l’humain en termes de créativité et d’émotion, mais que des robots aident les créateurs à anticiper les tendances, connaître les clients et contextualiser les produits est une évidence. » Bienvenue dans le big data. Mais audelà des enjeux commerciaux et marketing de ces nouvelles données massives, c’est aussi tout un secteur qui s’interroge sur le monde actuel, les rythmes des collections, les cycles de présentation. Un univers du luxe en pleine mutation, la possible fin d’un système qui s’interroge et cherche des solutions. En cause ? Une frénésie générale avec des designers harassés, dépassés par les contraintes des distributeurs et les demandes des consommateurs avides de nouveautés. « J’ai un rythme de travail cauchemardesque, témoigne la créatrice Isabel Marant, qui enchaîne les collections et précollections femme de son label principal, celles de sa marque Étoile, et, maintenant, celles de sa ligne homme. Parfois, je me demande comment j’arrive à avoir des idées et à rebondir chaque saison. Mais je me bats car, pour l’instant, je n’ai pas trouvé de solution miracle pour sortir de ce cycle infernal. » Il y a aussi ces directeurs de marketing affolés par la transformation digitale et par ces nouveaux consommateurs millennials aussi volatiles que des Pokémon Go. Comment attraper ces derniers dans les nouveaux filets de la désirabilité ? Comment satisfaire leurs envies à l’heure des réseaux sociaux qui rendent la mode visible partout dans le monde et instantanément ?
UN VENT NOUVEAU
Premiers impactés : les défilés. Indétrônables – grâce à Instagram qui les a érigés en vitrine mondiale – mais controversés. Car le système hérité du siècle dernier se craquelle et conduit
de nombreux labels à s’interroger sur la pertinence du calendrier actuel ou à réfléchir à de nouveaux formats. À quel moment tout a-t-il basculé ? En 2016, le « see now, buy now » – système de collections mises en vente immédiatement après le défilé au lieu des cinq mois de décalage habituel –, prôné par les Anglo-Saxons, provoquait un mini-séisme. Après l’affolement général que certains ont érigé en querelle – celle des modernes contre les anciens –, l’affaire est retombée comme un soufflé pas très bien digéré. Difficile, en effet, de fabriquer en amont et de « congeler » ses collections pour les vendre le jour J sans risquer d’être déphasé. « Le “see now, buy now” n’a finalement pas été probant, mais il a manifestement marqué le début d’une rupture, analyse Patricia Romatet, directeur d’études à l’Institut français de la mode (IFM). Car toute la profession s’est alors interrogée sur le mode de fonctionnement des défilés, très puissant en termes de visibilité mais pas côté business. » En effet, le chiffre d’affaires des marques est surtout généré par les précollections (70 % du budget des acheteurs est dépensé lors de la présentation de ces dernières, qui avaient traditionnellement lieu au moment des semaines de l’homme et de la haute couture, et tendent aujourd’hui à être anticipées).
CONCEPTS DÉCALÉS
Comment repenser tous ces temps différents en termes de rentabilité et de visibilité, pour les optimiser ? En testant d’autres tempos, systèmes ou cycles de présentation. Dernier-né : le défilé mixte. Apparu dans la foulée du « see now, buy now », ce concept, visant à présenter conjointement sur le même podium les collections homme et femme (alors que traditionnellement ces dernières étaient séparées lors de Fashion Weeks bien distinctes), s’est, depuis, répandu comme une traînée de poudre. Un rythme plus humain et plus économique (deux défilés au lieu de quatre), mais aussi, comme l’expliquent certains créateurs, la délivrance d’un message plus fort sur l’identité de la marque. Autre nouveauté ? La fusion des précollections et des collections principales en une seule proposée lors d’un show en amont du calendrier habituel, comme viennent de l’annoncer Acne Studios, Ellery, Alexander Wang, ou, comme l’a déjà expérimenté la griffe Proenza Schouler. Une stratégie commerciale qui permet aux designers de ne plus être dans le rush de la démultiplication des lignes saisonnières. « Cela va nous permettre de prendre du temps pour créer de meilleurs
produits, qui arriveront par vagues successives dans nos boutiques », explique Mattias Magnusson, pdg d’Acne Studios.
(R)ÉVOLUTION
Dans la nébuleuse actuelle, chaque label expérimente ainsi des néostratégies en fonction de son histoire, de son réseau de distribution et de ses envies. Prenez Jonathan Anderson, par exemple. Pour ouvrir les festivités de la semaine de la mode masculine à Londres, le créateur anglais a choisi de ne pas organiser de défilé. Il inaugure à la place une boutique éphémère en collaboration avec le photographe Alasdair McLellan, où il explique la nouvelle stratégie de sa marque, JW Anderson. « Nous présenterons la précollection, la collection féminine et masculine au cours d’un seul défilé en février, préciset-il au site FashionNetwork. Mon idée, c’est de privilégier les livraisons en magasins – six par an – et de faire seulement deux défilés. Je trouve cela revigorant, surtout quand on fait la même chose depuis longtemps en suivant le même rythme. » Vivienne Westwood a choisi, elle, de remplacer son défilé masculin par une présentation en images et vidéos, envoyée par e-mail le 8 janvier dernier, avec un slogan : « Achetons moins, choisissons bien, faisons durer. » Besoin de changer d’ère et d’air ? Mais comment insérer ces nouveaux francs-tireurs de la mode dans le calendrier officiel des Fashion Weeks sans le chambouler ? « Une diversité de modèles ont fait leur apparition et nous les suivons attentivement, souligne Pascal Morand, président exécutif de la Fédération de la haute couture et de la mode, qui coordonne, entre autres, la Fashion Week de Paris. Notre enjeu : permettre cette flexibilité de nouveaux formats tout en gardant le cap de la coordination et du leadership, et préserver les temps forts, comme celui de la haute couture. Nous nous devons d’être innovants sans zigzaguer pour autant. Les comités chargés de statuer sur les candidatures présentées pour défiler pendant nos Fashion Weeks – homme, femme ou haute couture – prennent comme critères prioritaires la créativité et l’imaginaire des marques. » Pourquoi avoir accepté, par exemple, que le collectif Vetements s’immisce comme membre invité de la haute couture pour une collection de prêt-à-porter (celle du printempsété 2017, en l’occurrence) ? « Parce que le projet de ce label se rapprochait de la haute couture, explique Pascal Morand, avec une idée vraiment innovante : celle de collaborer avec les meilleurs experts pour chacun des modèles présentés. Brioni pour le tayloring, Juicy Couture pour le velours, Levi’s pour le jean, ou encore Canada Goose pour la parka. »
MODE ALTERNATIF
Un cas à part, ce Vetements, qui change de case à chaque saison et bouge ses pions sans se poser de questions. « Ce que Vetements a accompli est proche du génie. Ils ont créé leurs propres règles. Ils font ce qu’ils veulent, quand ils le veulent et comme ils le veulent », expliquait Tommy Hilfiger à « WWD » à propos de sa toute première collaboration avec le label pour la collection printemps-été 2018 présentée, cette saison-là, sous forme d’exposition photo. Et si le collectif visionnaire reflétait tout simplement l’air du temps et les souhaits d’une nouvelle génération de créateurs ? « Ces derniers n’ont plus forcément envie d’entrer dans une grande maison. Ils souhaitent davantage d’intégrité et d’autonomie financière (via le consulting ou des collaborations), qui leur permettent de bien faire leur métier. À leurs conditions, parfois, et, surtout, à leur rythme, analyse Floriane de Saint Pierre, fondatrice du cabinet qui porte son nom et qui chasse managers, pdg ou DA pour le milieu du luxe. Ils savent aussi qu’Internet leur permet aujourd’hui de diffuser leur mode de façon plus autonome sans les intermédiaires, notamment de la distribution (comme les grands magasins). Grâce aux réseaux sociaux, ils peuvent parler directement à leur audience. Ainsi, ils peuvent aussi décider de ne plus défiler et préfèrent parfois communiquer leurs propres temps forts. »
UNE QUÊTE DE SENS
Autre souhait : celui de ne plus suivre les règles imposées par l’industrie de la mode et sa production effrénée. « Les jeunes designers réfutent de plus en plus ce système imposé au départ par les grands magasins américains, qui consiste à enchaîner collections et précollections pour pouvoir livrer les boutiques toujours plus en amont, analyse
Thierry Rondenet, designer freelance et codirecteur des programmes de création du Bachelor au sein de l’IFM. Ils veulent désormais passer plus de temps à développer les produits, se posent aussi des questions sur la façon de consommer, ont conscience des avancées high-tech, mais aussi des enjeux liés au développement durable et à la responsabilité sociale. Ils préfèrent s’engager sur des projets qui ont du sens plutôt que de produire à tous vents. Car, finalement, a-t-on besoin de remplir autant les magasins pour faire tourner la machine ? »
Ont-ils aussi entendu le cri d’alarme poussé par Stella McCartney venue présenter en novembre dernier, au Victoria and Albert Museum de Londres, un rapport publié par la Fondation Ellen MacArthur dénonçant, aux côtés de la navigatrice, une industrie de la mode « incroyablement gaspilleuse et néfaste pour l’environnement ». Révélant au passage que l’équivalent d’un camion poubelle de textiles est mis en décharge ou incinéré chaque seconde, qu’environ 500 milliards de dollars sont perdus chaque année en raison des vêtements non recyclés, que le secteur consommera un quart du budget carbone de la planète d’ici à 2025 si rien ne change, et que 500 000 tonnes de microfibres sont relâchées dans l’océan chaque année, soit plus de 50 milliards de bouteilles en plastique. Ce document de 150 pages, baptisé « Une nouvelle économie des textiles : redessiner le futur de la mode », ouvre le débat sur l’avenir de la fashion sphère et de la planète. Et apportera sûrement de nouveaux algorithmes à croiser dans les données des futurs petits robots IA. À moins que d’ici là de belles idées naissent dans la tête des designers pour imaginer une meilleure allure au monde de demain.