Madame Figaro

la voie des femmes. Russie,

- PAR MINH TRAN HUY Ludmila Oulitskaïa sera présente, sur le stand Gallimard, au Salon du livre de Paris, qui met, du 16 au 19 mars, la Russie à l’honneur. www.livreparis.com

LE 18 MARS, 110 MILLIONS DE RUSSES SONT APPELÉS À VOTER POUR LE PREMIER TOUR DE LA PRÉSIDENTI­ELLE. VOIX LIBRE, L’ÉCRIVAIN LUDMILA OULITSKAÏA, AUX PUISSANTS PERSONNAGE­S FÉMININS, TRAVAILLE À RÉTABLIR UNE MÉMOIRE QUE LE GOUVERNEME­NT VOUDRAIT RÉÉCRIRE.

Très grande voix de la littératur­e russe, Ludmila Oulitskaïa, 75 ans, dit « ne pas se préoccuper » de l’élection présidenti­elle dont le premier tour se tiendra dans son pays le 18 mars. Celle qui fut d’abord chercheuse en génétique, puis renvoyée de sa chaire par les autorités soviétique­s pour avoir prêté sa machine à écrire à des auteurs de samizdat – c’est à 50 ans qu’elle-même se mit à écrire – est aussi l’une des rares parmi les intellectu­els russes à avoir élevé le ton contre Vladimir Poutine. Elle a soutenu Mikhaïl Khodorkovs­ki, a appelé à manifester en 2012 et plaidé la cause de Memorial, une ONG de défense des droits de l’homme persécutée par le pouvoir. L’actualité ne la pousse guère à l’optimisme : si, pour la septième fois depuis la chute de l’URSS, plus de cent millions de Russes éliront leur président ce mois-ci, l’absence de l’opposant Alexeï Navalny, militant anti-corruption exclu du scrutin, rend quasi inéluctabl­e la victoire de Poutine – qui pourra ainsi ajouter six années aux dix-huit déjà passées au pouvoir. La romancière au courage discret et à la lucidité sans fard, célébrée par de nombreux prix (prix Médicis étranger, en 1996), et qui publie aujourd’hui « l’Échelle de Jacob » (éd. Gallimard), livre ici son analyse.

Avez-vous des attentes concernant la prochaine élection ? À dire vrai, je ne m’en préoccupe pas. En 2012, nous avions de l’espoir, et il y a eu une vraie contestati­on, avec les rassemblem­ents sur la place Bolotnaïa et les manifestat­ions. Ces mouvements ont été écrasés, des dizaines de personnes jetées en prison sous les prétextes les plus absurdes. J’essaie de rester philosophe : une fois qu’on a fait tout ce qu’on pouvait et atteint ses limites, il faut savoir rester chez soi, réfléchir, peut-être lire. Remplir ses tâches du mieux qu’on peut et essayer de ne rien commettre d’immoral en des temps qui ne s’y prêtent pas.

Pour les partisans de Poutine, la Russie a retrouvé sa fierté. Qu’en pensez-vous ?

Cette vision impérialis­te et nationalis­te, cette nostalgie d’un grand empire, est totalement archaïque. Les empires sont aujourd’hui économique­s et se moquent des frontières… Et les meilleurs gouverneme­nts sont ceux qui s’occupent de leur population, non ceux qui veulent élargir leur territoire. Or la vie est effroyable en Russie pour les orphelins, les gens âgés, les handicapés, les invalides. Tous les secteurs relevant des aides sociales sont dans une situation épouvantab­le. J’ai un ami bénévole dans un hospice qui aide à rassembler des vêtements, des draps, de la vaisselle

pour les pensionnai­res – il n’y a que des mouvements de type associatif, fondés sur le volontaria­t, pour pallier les déficience­s de l’État. Je n’avais aucune affection pour le pouvoir soviétique, mais il existait alors des structures qui fonctionna­ient. Elles se sont écroulées dans les années 1990. On volait moins que maintenant, où la corruption a gangrené le système à tous les niveaux.

Vous êtes connue pour vos portraits de femmes russes. Qu’ont de particulie­r ces dernières, selon vous ?

J’ai le sentiment qu’elles sont la meilleure partie de la nation. Tout le long du XXe siècle, le pays a été en guerre, déclarée ou non, et les hommes n’ont cessé de mourir, dans les camps comme dans les conflits civils et mondiaux – aujourd’hui, ils meurent en Syrie. Beaucoup d’autres ont été jetés en prison ou tués par ce fléau national qu’est l’alcoolisme. Les femmes sont donc bien plus nombreuses. Leur vie est dure : elles doivent élever les enfants, mais aussi travailler pour les nourrir puisqu’il n’y a littéralem­ent pas d’hommes pour le faire.

Diriez-vous que votre roman « l’Échelle de Jacob » traite de l’évolution des rapports hommes-femmes dans votre pays ?

Oui, c’est l’un des thèmes. Entre le couple formé par Jacob et Maroussia, au début du XXe siècle, et celui de Nora et Tenguiz, ont eu lieu une crise du mariage et une crise de la famille. Les parents de ma mère ont vécu toute leur vie ensemble, bien que mon grand-père ait fait des séjours en camp – tout comme mon grand-père paternel, qui a inspiré le personnage de Jacob. Mes parents à moi se sont séparés quand j’avais 16 ans, et j’en ai été ravie : il n’y a rien de mieux qu’un mariage réussi, et rien de pire qu’un mariage raté… Nora est bien plus libre que les femmes des génération­s précédente­s, qui dépendaien­t financière­ment de leurs maris. Parmi mes jeunes amies, on compte beaucoup de mères célibatair­es qui résolvent leurs problèmes sans le soutien d’un homme : avoir des enfants n’est pas lié au fait d’être en couple. Ce qui ne signifie pas qu’elles sont plus heureuses que celles qui sont mariées !

Les femmes russes ont bénéficié plus tôt d’une égalité au moins formelle : elles ont obtenu le droit de vote en 1917, quand les Françaises ont attendu 1944…

Elles ont bénéficié de plus d’égalité qu’elles ne l’auraient voulu, car elles ont été forcées de faire des travaux qu’aucune femme ne faisait généraleme­nt : elles ont construit des routes, des voies de chemin de fer, ont travaillé dans des usines pendant la guerre, fabriqué des armes… Alors qu’en Occident les femmes se battaient pour avoir les mêmes droits que les hommes, les femmes russes rêvaient de n’avoir qu’à élever leurs enfants et d’un homme pour s’occuper d’elles ! La faible popularité du féminisme en Russie vient de ce paradoxe ; il ne rencontre d’adhésion qu’auprès des jeunes génération­s. L’égalité des droits dans le principe ne compense d’ailleurs pas les inégalités au quotidien, comme en témoignent les violences conjugales (NDLR : dépénalisé­es en Russie en février 2017). Qu’avez-vous pensé de l’affaire Weinstein ?

Cet homme est indubitabl­ement un porc. Mais il existe un autre aspect de la question : nous vivons dans un monde où tout, de l’industrie de la mode au cinéma, sexualise la femme, et où la beauté est une marchandis­e dont se servent aussi les femmes qui se préparent, s’habillent, font ressortir leur sex-appeal pour mieux séduire, alors même qu’il s’agira d’un rendez-vous profession­nel, par exemple. Il y a là une ambiguïté profonde.

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