ANNIE ERNAUX “Un mouvement puissant a surgi”
Quelles figures féminines vous ont influencée ? Ma mère. Ouvrière puis commerçante, grande lectrice, elle m’a transmis un modèle féminin de force, d’indépendance par rapport aux hommes, jusqu’à une forme de violence parfois. Simone de Beauvoir, George Sand et Virginia Woolf ont représenté des figures de proue. L’anthropologue Françoise Héritier est la femme qui m’inspire admiration et reconnaissance. Ses découvertes sur la parenté et les mythes qui structurent encore les imaginaires du masculin et du féminin auront une résonance de plus en plus grande.
Où en est aujourd’hui la libération des femmes ? Le mot « libération » me fait tiquer. Je pense qu’il s’agit maintenant de révolution. Un mouvement puissant de mise en question de la domination masculine a surgi, mais il ne faudrait pas qu’il se limite au domaine sexuel.
L’héroïne de « Mémoire de fille » s’inscrit-elle à vos yeux dans un mouvement d’émancipation ?
J’ai écrit « Mémoire de fille » pour mettre au jour les raisons de la honte que j’ai gardée enfouie mais intacte de l’été de mes 18 ans. Honte d’avoir consenti par naïveté à la violence d’un tout premier rapport sexuel, d’avoir été traitée de « putain sur les bords ». Il n’y a là aucune lueur d’émancipation – on est avant 1968 –, mais au terme d’une descente aux enfers, il y a l’affirmation de ma liberté.
La littérature possède-t-elle un pouvoir spécifique sur cette émancipation féminine ?
Elle agit par imprégnation et a donc le pouvoir de mettre des mots sur ce que les femmes vivent, ressentent confusément, de leur donner le désir et la force de changer les choses, d’abord dans leur propre existence.