Tokyo, quartier général de l’art.
ÉCLECTIQUE ET FASCINANT LABYRINTHE, LA CAPITALE JAPONAISE MULTIPLIE LES PROUESSES ARCHITECTURALES SANS PERDRE SON ÂME. ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ, BALADE À TRAVERS TROIS QUARTIERS EMBLÉMATIQUES, OÙ L’ART CONTEMPORAIN OCCUPE UNE PLACE À PART.
LE GOÛT DE TOKYO ? LE MONT FUJI À LA CIME ENNEIGÉE, aperçu depuis la terrasse d’un immeuble, ou la Tokyo Skytree, tour de radiodiffusion, qui culmine à 634 mètres ? Les cloches de bronze qui sonnent à la volée dans l’enceinte des sanctuaires shintoïstes ou l’enchevêtrement des fils électriques et l’iconographie bariolée des enseignes qui saturent le ciel ? Les cerisiers en fleur qui durent l’espace de quelques jours, symbole de la fugacité de toute chose, ou les architectures, cubes de verre, de béton, qui rivalisent avec leurs façades en miroir, marqueterie et résille ? L’odeur du thé vert et de la pâte de haricot rouge ou celle du marché aux poissons de Tsukiji, dont le déménagement est imminent ? Les silhouettes en kimono des jardins du palais impérial ou les shibuyettes déguisées en personnages de manga ? On pourrait continuer à l’envi la liste des contraires… C’est tout l’art de Tokyo (et du Japon) de concilier le kawaï et le zen. Mais ce qui définit l’esprit de Tokyo, ville labyrinthe qui
MINE D’ART
Conçu par l’architecte Kisho Kurokawa et ouvert en 2007, le Centre national d’art de Tokyo, situé à Roppongi, abrite, derrière sa façade de verre et de fer ondulé, 14 000 mètres carrés d’espaces d’exposition, qui en font le plus grand musée du Japon.
accueillera les Jeux olympiques de 2020, c’est la multiplicité des quartiers. « Des micro-quartiers, précise Taku Satoh, directeur du 21_21 Design Sight, vénéré à l’égal d’un trésor national vivant. Tokyo est mon pays natal. Son charme réside dans ses quartiers. Chacun a son visage. Shibuya est pour les jeunes, Ebisu a du cachet avec ses petites ruelles, Aoyama est celui des boutiques chics… » Le 21_21, musée dédié au design, imaginé par Issey Miyake, construit par Tadao Ando, s’étire sur une pelouse de Roppongi.
ROPPONGI
Son nom signifie « six arbres » et il a longtemps été affublé d’une réputation sulfureuse. Quartier noctambule alignant bars et discothèques assiégés par des soldats japonais, puis américains, on le disait peu sûr, malfamé. Époque révolue. « C’est le centre de l’art ! », clament en choeur ses riverains. À l’orée des années 2000, le secteur a fait peau neuve, avec deux immenses projets urbains alliant commerces, loisirs et culture. En 2003 sort de terre Roppongi Hills, dont
le fleuron, la Mori Tower (238 mètres), abrite le musée d’Art contemporain du même nom et dont la garde est montée par « Maman », immense sculpture en forme d’araignée de Louise Bourgeois. En 2007, le concurrent Tokyo Midtown pointe son nez avec une tour encore plus haute, siège de l’hôtel Ritz.
L’art est là, en témoignent deux nouveaux bâtiments érigés par le promoteur Mori. Le centre Complex665, ouvert en 2016, accueille trois galeries : Taka Ishii, ShugoArts et Tomio Koyama Gallery. Dans son bureau au design impeccable, table scandinave, tapis berbère et lampe Noguchi, Takayuki Ishii reçoit, thé à l’appui. Lui qui possède une galerie à New York et ne manque aucune foire internationale n’a pas hésité à quitter l’est de la capitale pour Roppongi, estampillé « quartier des arts ». Ce n’est pas Emmanuel Perrotin qui dira le contraire. En juin 2017, il s’est installé à un jet de pierre, au rez-de-chaussée du Piramide Building. Écrin rouge sang de boeuf, la galerie présente des photos de « Toilet Paper », magazine fondé par Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari, encadrées dans des miroirs dorés. Difficile de faire plus kitsch. Voilà qui donnerait raison aux détracteurs de la toute-puissance des compagnies privées. Roppongi n’est-il pas en voie de « disneylandisation » ? Heureusement, l’exposition au Centre national d’art, labellisé, grâce à ses quatorze mille mètres carrés, « plus grand musée du Japon », arpenté par trois millions de visiteurs chaque année, situé, lui aussi, à Roppongi, vient contreba-
lancer cette inquiétude. Rétrospective de l’oeuvre de l’architecte Tadao Ando, elle accumule les maquettes de ses constructions. Au beau milieu, une pièce est consacrée à ses musées en béton qui peuplent l’île de Naoshima. Et, point d’orgue du parcours, à l’extérieur, l’église de la Lumière d’Ibaraki, reproduite grandeur nature. On s’assied sur un banc fait de planches d’échafaudage, le jour s’immisce par une ouverture en forme de croix : le sacré dans la splendeur de la simplicité.
UENO
Changement d’ambiance avec ce quartier au nord-est de la ville qui fleure l’ancien Edo. N’oublions pas que c’est en 1868 qu’Edo prend le nom de Tokyo, capitale de l’est, par opposition à Kyoto, l’ancienne capitale. Le parc d’Ueno, avec son zoo et ses temples, est plébiscité par les Tokyoïtes. On peut y faire du pédalo, et les arbres sont magnifiques en toute saison. On y respirerait même une certaine douceur de vivre n’étaient les sans-abri qui campent ici et là. Musées et galeries ne sont pas en reste. Pour preuve, la Scai the Bathhouse, bains publics reconvertis en galerie d’art contemporain, avec des airs de pagode et un espace très White Cube. Depuis 1993, elle expose des artistes reconnus, Lee Ufan et Tadanori Yokoo, et propose une programmation pointue, comme Moon & Jeon, collectif coréen, dont le travail « Freedom Village » réinvente à partir de montages photo la zone démilitarisée entre les
deux Corées. Dans ce quartier artisanal, où les cafés branchés alternent avec les manufactures de tissu, se dresse le nouveau musée Hokusai, ouvert en 2016, geste architectural de Kazuyo Sejima (à l’origine du Louvre-Lens). Conçu sous forme de blocs géométriques recouverts d’aluminium, il réfléchit le pâle soleil d’hiver. Visite guidée avec la curatrice en chef, Negishi Mika, où l’on apprend que le maître de l’estampe japonaise a déménagé quatre-vingt-treize fois en quatre-vingt-neuf ans dans ce quartier… Véritable cure de jouvence.
GINZA
Avec les flagships de toutes les marques, c’est l’épicentre du luxe... Entre autres tours, celle d’Hermès, cathédrale de verre dessinée par Renzo Piano, et celle de Chanel, dont la façade signée de Peter Marino joue sur le motif du tweed… Sans compter les nouveaux venus, les douze étages d’Uniqlo, imaginés par l’agence Wonderwall, et le Dover Street Market, conceptstore de Comme des Garçons. Les galeries ont un peu déserté la place ces vingt dernières années. Reste, en étage, la célèbre Koyanagi, qui peut s’enorgueillir d’une écurie d’une trentaine d’artistes, dont Sophie Calle, Olafur Eliasson ou Hiroshi Sugimoto. Un peu plus loin se niche la galerie Shiseido, qui fêtera ses 100 ans l’an prochain. Elle est au sous-sol d’un immeuble graphique. Après Muji l’an dernier, c’est au tour de Shiseido de promouvoir la ville de Tokyo cette année. Eugene Kangawa, 29 ans, se tient devant son oeuvre : une transposition un demi-siècle plus
tard de la dernière scène de « 2001 : l’Odyssée de l’espace », le film de Stanley Kubrick sorti en 1968 : une chambre dévastée…
Selon Eugene Kangawa, l’héritage de la génération précédente se divise en deux groupes : l’école de Takashi Murakami, qui mêle la tradition à la subculture, et celle d’On Kawara, plus conceptuelle. Son collectif, The Eugene Studio, se revendique de la seconde tendance. S’intéressant à la biotechnologie, à l’intelligence artificielle, aux projets d’urbanisme, le jeune plasticien déclare : « L’artiste ne doit pas être coupé du monde où il vit, mais penser la société. »
Pause gourmande sur ces justes paroles : le salon de thé Higashiya tient lui aussi de l’oeuvre d’art. Accumulation de boîtes en bois gravé, installation de gâteaux emballés de papier, tableau de l’assiette blanche sur un set noir… Tout est affaire de style. Le designer Frédéric Périgot, fin connaisseur du Japon, rêve d’écrire un guide de Tokyo, où chaque balade s’achèverait par une dégustation de gâteau dans un jardin. Un kaki-koromo (kaki séché au beurre salé) sur une pelouse de Roppongi, un sakuramochi (pâte de riz et haricot rouge sur feuille de cerisier) dans le parc d’Ueno, un ichigomochi (à la fraise) dans le jardin impérial mitoyen de Ginza. Délices de Tokyo…