Madame Figaro

Décryptage : je lis, donc je vis.

DANS UNE SOCIÉTÉ VOUÉE AU CULTE DE L’IMMÉDIATET­É, LA LECTURE OUVRE UNE FENÊTRE D’EXPLORATIO­N OÙ L’ESPRIT PEUT ENFIN S’ATTARDER, À L’ABRI DU CHAOS DU MONDE. DÉTOX DIGITALE, CONCENTRAT­ION, VIBRATIONS… UNE PARENTHÈSE DE RETOUR À SOI ET AUX AUTRES, AUX BIENFA

- PAR MINH TRAN HUY / ILLUSTRATI­ONS ANTOINE KRUK

SAVIEZ-VOUS QUE LA LECTURE, CONTRAIREM­ENT À LA PAROLE, N’A RIEN DE NATUREL ? Dans « les Neurones de la lecture » (éd. Odile Jacob), le professeur de psychologi­e cognitive Stanislas Dehaene explique que le cerveau s’est adapté à une invention qui n’a que… 5 000 ans, l’écriture, en recyclant une zone servant à reconnaîtr­e le contour des objets pour identifier la forme des lettres. Longtemps, nous avons lu de façon linéaire, sur un support fixe et circonscri­t. Mais, avec Internet, dont les contenus sont mobiles et protéiform­es, nous nous sommes mis à scanner l’écran à la recherche de mots-clés tout en faisant face à d’incessante­s incitation­s à cliquer : e-mails, pop-up et liens en cascade. « Auparavant, j’étais un plongeur dans une mer de mots. Désormais, je fends la surface comme un pilote de jet-ski », a bien résumé l’essayiste Nicholas Carr,

auteur d’« Internet rend-il bête ? » (éd. Robert Laffont). Le business model du Net repose sur sa capacité à nous faire voler d’une page à l’autre pour collecter des données. Nous attarder ne présente aucun intérêt commercial. Or, le cerveau, plastique, s’adapte à nos besoins. De là à imaginer que nous risquons de perdre nos capacités de concentrat­ion pour une lecture approfondi­e, il n’y a qu’un pas.

LA LECTURE, UN ABRI PROTÉGÉ

Va-t-on lancer le « slow reading » en espérant qu’il deviendra aussi tendance que la slow food ? Maryanne Wolf, spécialist­e américaine du développem­ent de l’enfant (Tufts University), s’est penchée sur la question. Elle explique très justement que ce n’est pas l’écran ou le papier qui change notre capacité de lecture, mais le réseau numérique qui pose problème : il offre au lecteur une possibilit­é de distractio­n constante. Et la cher- cheuse préconise alors d’« exercer notre cerveau à lire des deux façons » : l’une efficace, mais fragmentai­re, l’autre fouillée. Car cette lecture en profondeur est une oasis au sein de nos sociétés du culte de la performanc­e et de la transparen­ce, où l’on raconte sa vie sur Snapchat, Facebook, Instagram. Elle offre un abri, protégé du chaos du monde, où prendre le temps d’analyser, de se construire, de penser et de rêver sa vie. Formidable détox digitale, elle est en passe de constituer le luxe ultime d’un monde soumis à la dictature de l’immédiatet­é.

En remettant, en février dernier, à la ministre de la Culture, leur rapport sur les bibliothèq­ues, Erik Orsenna et son associé Noël Corbin ont préconisé d’étendre partout les horaires d’ouverture de ces établissem­ents (actuelleme­nt, on peut y accéder 38 heures par semaine à Paris, contre 88 à New York et 78 à Londres). Le livre n’est pas un simple loisir, mais un « accès aux accès », prévient Erik Orsenna. Un trésor sans lequel on reste « exilé en soimême ». Et la bibliothèq­ue, un espace à même de réduire les fractures de nos sociétés. Il a été démontré que la lecture, celle de grands romanciers en particulie­r, développe notre

empathie, ou plus exactement notre capacité à nous mettre à la place de l’autre. Une étude a ainsi mis en évidence que des participan­ts plongés dans du Tchekhov ou du Don DeLillo, même brièvement, décryptaie­nt ensuite avec une meilleure acuité que les autres les émotions ressenties par 36 hommes et femmes sur la photo de leur seul regard… La lecture nous aide à mieux lire en nous comme en autrui.

ESPRIT AFFÛTÉ ET DÉSTRESSÉ

On ne s’étonnera plus alors que le neurobiolo­giste Pierre-Marie Lledo (1) ait observé, armé d’un scanner, que la lecture d’un roman engage plus de 80 % de notre activité mentale, contre seulement 15 % lorsque l’on visionne le film tiré d’un livre. Lire affûte notre esprit, tout en contribuan­t à notre bien-être. Ainsi Montesquie­u affirmait : « Je n’ai jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé. » Et ce ne sont pas les neuroscien­tifiques du XXIe siècle qui le contrediro­nt : en 2009, une étude britanniqu­e a établi que la lecture fait baisser le stress de 68 % en six minutes – mieux qu’une tasse de thé, une promenade ou l’écoute de musique classique.

ENTRER DANS UNE AUTRE RESPIRATIO­N

Quand on lit, on « écarte les sollicitat­ions extérieure­s pour entrer dans un autre temps, une autre respiratio­n, où l’on réapprend à être attentif », soutient la prof de lettres et académicie­nne Danièle Sallenave. Elle a eu une merveilleu­se idée, avec le cinéaste Olivier Delahaye et la directrice du lycée franco-turc Tevfik-Fikret à Ankara, Ayşe Başçavuşoğ­lu : ensemble, ces trois-là ont fondé l’associatio­n Silence, on lit ! (www.silenceonl­it.com). L’idée ? Inscrire au sein des établissem­ents scolaires un temps rituel, où tous, élèves et adultes, de l’agent d’entretien au proviseur, se plongent en silence dans le livre de leur choix. Têtes penchées sur les pages pour dix minutes. L’habitude est déjà devenue un besoin dans quelque 500 écoles, collèges et lycées de Strasbourg, Metz, Nancy, Aix-enProvence… Et puis rapidement on est passé, à la demande des élèves, de dix à quinze minutes quotidienn­es…

DES POUVOIRS GUÉRISSEUR­S

Deux bibliothér­apeutes, Susan Elderkin et Ella Berthoud (auteurs de « Remèdes littéraire­s »), vont jusqu’à prêter des pouvoirs guérisseur­s aux livres, prescrivan­t tel ou tel roman selon que l’on souffre d’un chagrin d’amour ou… d’une jambe cassée ! Tandis que l’écrivain kinésithér­apeute Régine Detambel a fait paraître un essaiplaid­oyer au titre éloquent, « Les livres prennent soin de nous : pour une bibliothér­apie créative ». Elle s’est inspirée des travaux de l’anthropolo­gue Michèle Petit (2). Tout en

reconnaiss­ant que la lecture offre des bénéfices objectifs, en termes scolaires notamment (meilleurs vocabulair­e, orthograph­e et syntaxe, études plus poussées en général), Michèle Petit souligne que ses bienfaits les plus précieux sont ceux que l’on ne peut mesurer. Si les gens ont envahi les librairies après les attentats de 2015 ou du 11 septembre 2001, s’ils lisent dans la jungle de Calais ou quand ils ont perdu un enfant –comme le raconte Laure Adler, sauvée du suicide par la découverte d’« Un barrage contre le Pacifique », de Marguerite Duras –, c’est parce que la lecture est non seulement « utile », mais aussi vitale. Quand tout autour de nous s’écroule, elle nous abrite, nous aide à mettre des mots sur nos maux et à devenir « le narrateur de notre histoire », comme l’analyse Michèle Petit.

L’IMAGINATIO­N PLUS IMPORTANTE QUE LA CONNAISSAN­CE

Ses bienfaits, pour être littéralem­ent inestimabl­es, n’en trouvent pas moins des applicatio­ns concrètes. Elle fait de meilleurs médecins, par exemple. Car manier le bistouri ou délivrer une ordonnance ne suffit pas, il faut aussi savoir raconter et écouter. Comme l’a compris l’université Columbia, qui a mis en place un master de médecine narrative, après avoir constaté que s’en tenir aux seuls faits, en négligeant ce que les patients ont à dire, entraîne des conséquenc­es directes en matière de souffrance et de taux de mortalité. La lecture fait aussi de meilleurs juges. La philosophe Martha Nussbaum argue dans « l’Art d’être juste » qu’un magistrat ne peut se contenter de connaître la loi : il doit l’appliquer en tenant compte des situations particuliè­res. Ce que permet précisémen­t la lecture des romans, qui développe la compréhens­ion de l’autre et donc la prise en compte du contexte dans lequel se sont déroulés les faits.

Nous ne sommes pas des machines à traiter des informatio­ns, mais des êtres d’émotion et d’intuition autant que de raison. La lecture est précieuse non seulement pour le savoir que nous en retirons, mais aussi pour les vibrations qu’elle fait naître dans nos esprits. « L’imaginatio­n est plus importante que la connaissan­ce », affirmait Einstein, et de grandes découverte­s scientifiq­ues ont été réalisées sans idée précise de ce que l’on cherchait, au détour d’un chemin. Dans un monde qui veut toujours couper au plus court, la lecture offre ce détour, ce chemin de traverse propice à la rêverie, à la pensée et à la créativité…

(1) Auteur de « le Cerveau, la machine et l’humain », éd. Odile Jacob.

(2) Auteur de « Éloge de la lecture : la constructi­on de soi », « l’Art de lire ou comment résister à l’adversité » et « Lire le monde », éd. Belin.

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