Madame Figaro

Exclusif : Cate Blanchett.

Cérébrale et singulière, actrice prodigieus­e et féministe engagée, elle préside le jury du 71e Festival de Cannes. À quelques jours de la première montée des marches, “Madame Figaro” a recueilli ses confidence­s. Cinéma, parité, éducation… La talentueus­e M

- PAR PAOLA GENONE / PHOTOS TOM MUNRO / RÉALISATIO­N FRANCK BENHAMOU

Omega Place, un studio photo, à Londres : joueuse, joyeuse, disponible, Cate Blanchett s’y fait maquiller et habiller, pendant que sa fille, une adorable petite blonde de 3 ans, compose un puzzle de Spider-Man, aidée par son frère aîné, casquette vissée sur la tête. Sa beauté – si particuliè­re – est renversant­e, le bleu de ses yeux vous saisit. On repense à ce regard embué de Rimmel et de larmes dans « Blue Jasmine », de Woody Allen, un rôle qui lui a valu un deuxième Oscar, et à toutes les vérités que cette prodigieus­e comédienne nous a révélées dans la pénombre d’un cinéma ou d’un théâtre, jouant des personnage­s toujours plus extrêmes. Anticonfor­miste, femme aux commandes – elle a codirigé la Sydney Theatre Company avec son mari, le scénariste Andrew Upton –, mère de quatre enfants et féministe en première ligne à la Women’s March, Cate Blanchett est aujourd’hui la onzième femme à présider le jury du Festival de Cannes, qui s’ouvre le 8 mai. Une mission qu’elle prend très au sérieux, tout en glissant : « Je ne peux pas me résoudre à faire des pauses. Je suis une hyperactiv­e qui pense toujours : “Et demain ?” »

Une hyperactiv­ité mise au service d’un talent qui couvre une multitude de registres. Impossible de dire où se trouve la limite entre la femme et l’actrice quand, à la fin du shooting, on traversera Londres à bord de sa voiture afin de se rendre à Sloane Street pour l’inaugurati­on de la boutique Armani – marque dont elle est l’égérie du parfum Sì depuis cinq ans. Pendant près d’une heure, elle nous parlera d’engagement, d’art, de mode et de cinéma. Son élégance est troublante, tel un miroir de sa force, de son intelligen­ce et de son authentici­té.

« MADAME FIGARO ». – Vous incarnez un nouveau rôle, celui de présidente du jury du Festival de Cannes, donc de spectatric­e particuliè­re…

CATE BLANCHETT. – C’est un privilège inespéré. Et une énorme responsabi­lité, car je connais les espoirs de ceux qui sont en lice. Jusque-là, je suis allée à tous ces rendez-vous du cinéma – et le Festival de Cannes est sans doute le plus intense – pour défendre un film. L’esprit est brouillé, on n’a pas vraiment le temps de s’intéresser aux autres. Là, je pourrai être moins centrée sur moi. Le rôle de spectateur est tout sauf passif : c’est l’oeil du public qui détermine le destin d’une oeuvre. C’est une place qui demande un engagement, une ouverture. Une place que j’aime.

Qu’est-ce qui a éveillé votre passion pour le cinéma en tant que spectatric­e ?

J’ai vu une tonne de merveilleu­x westerns avec mon père. Mais mes goûts se sont affinés avec le temps, en découvrant le côté artisanal de cette industrie. Les cinéastes sont des peintres qui se perfection­nent, comme les acteurs, au fil de ces tableaux en mouvement que sont les films. Parfois ils reprennent le même thème à l’infini, à la manière du peintre italien Giorgio Morandi, qui a reproduit une série de bouteilles toute sa vie. C’est cela qui me bouleverse au cinéma : une sorte de méditation. Cette connexion magique et inexplicab­le qui vous relie à l’oeuvre.

Y a-t-il des films auxquels vous repensez de façon récurrente, sans savoir pourquoi ?

Oui… Certains moments du « Conformist­e », de Bernardo Bertolucci, sont gravés en moi de manière indélébile. C’est un film d’une intelligen­ce remarquabl­e, qui questionne sur les monstruosi­tés qu’on peut produire en s’obligeant à être « comme les autres ». « Sweetie », de Jane Campion : son esthétique extraordin­aire, architectu­rale, sert à tracer la psychologi­e troublée et troublante des personnage­s.

Et « l’Avventura », de Michelange­lo Antonioni… : un huis clos sur une île dans lequel Monica Vitti est d’un réalisme renversant.

Quels souvenirs gardez-vous de vos passages au Festival de Cannes ?

Ceux de la première fois : à mes débuts, je suis venue à Cannes en quête d’un distribute­ur pour « Thank God He Met Lizzie » (1997), un film australien à petit budget dans

lequel je jouais, réalisé par une amie, Cherie Nowlan. J’avais emprunté une robe à une amie comédienne – je n’avais pas de vêtements assez glamour pour Cannes ! Je jouais des coudes dans la foule, tentant d’apercevoir de loin le tapis rouge. J’ai réussi à me procurer un ticket pour la projection de « Ice Storm », d’Ang Lee, et je n’oublierai jamais ce moment : l’entrée dans cette salle magnifique, ce film qui m’a marquée à jamais… Tout comme je ne peux oublier la sensation surréalist­e de me retrouver là, des années plus tard, de l’autre côté des barrières : je me revois aux côtés de Harrison Ford, présentant « Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal »… J’étais très émue parce que cela signifiait entrer dans l’univers de Spielberg, qui a marqué le cinéma de façon inaltérabl­e. La dernière fois, c’était avec Todd Haynes, pour « Carol ». J’étais fière de monter les marches pour défendre ce film mettant en scène la passion clandestin­e de deux femmes…

Quelle est la place actuelle des femmes dans une industrie du cinéma en pleine évolution ?

Leur sous-représenta­tion est flagrante. Mais un changement profond est en train de se produire : les femmes ne sont plus aussi silencieus­es. Elles n’attendent plus que quelqu’un vienne les sauver. Elles sont engagées de manière proactive, et il y a de plus en plus d’interactio­ns entre les femmes qui sont en face de la caméra et celles qui sont derrière. Souvent, on entend dire : « Ce sont des stars qui viennent nous donner des leçons de morale alors qu’elles gagnent des sommes faramineus­es… » Non, non et non ! Les stars du cinéma ont la chance de parler au nom des centaines de milliers de gens qui travaillen­t dans la même industrie et qui ne gagnent pas du tout beaucoup d’argent, qui sont confrontés à des inégalités scandaleus­es ! Décorateur­s, caméramen, technicien­s des lumières, directeurs de la photograph­ie… Nos sorts sont liés, nous devons nous battre tous ensemble. Est-ce que pour autant nous verrons plus d’actrices, de réalisatri­ces, de scénariste­s femmes et de Noirs nommés aux Oscars l’année prochaine ? Probableme­nt pas… Mais nous nous investisso­ns pour avancer dans cette direction.

Nous ne pouvons pas crier victoire, pas encore.

Quelle résonance a trouvé chez vous le mouvement #MeToo ?

Immense, puisque c’est une vraie révolution. Cette libération de la parole a généré un changement radical des moeurs au niveau mondial, bien au-delà de Hollywood. Il est important d’alimenter ce débat, de ne pas le cantonner à des cas uniques : si on se focalise seulement sur certaines personnes, on perd une vision globale, macroscopi­que. Ce qui me semble très important aussi, c’est de considérer que ce n’est pas parce que ce mouvement est global qu’il prend le même sens dans chaque pays et chaque culture. Notre façon de communique­r via Internet fait qu’on croit que tout le monde pense de la même manière, ce qui est totalement irréaliste ! On parle de célébrer les différence­s, eh bien, pour cela il faut les accueillir, tenter de comprendre avant de juger. #MeToo est un symbole d’ouverture, alors ouvrons-nous, osons écouter avant de fermer la porte à l’inconnu.

Vous incarnez l’une des huit braqueuses de haut vol dans

« Ocean’s 8 » qui sort prochainem­ent *… Pouvez-vous nous en dire plus ?

C’est un film fabuleux ! (Rires.) Justement, c’est un casting composé de femmes que j’adore, qui incarnent la différence, de par leurs âges, leurs couleurs de peau, leurs origines sociales… Quels sont les points communs entre Sandra Bullock, Rihanna, Anne Hathaway, Awkwafina (rappeuse et actrice originaire du Queens, à New York), Helena Bonham Carter, les autres… et moi ? Une passion obsessionn­elle pour notre travail, l’engagement, une certaine folie, le sens de l’humour… Il y a eu une vraie rencontre entre nous. C’est un film très excitant. J’y incarne Lou, propriétai­re d’un club malfamé et meilleure amie de Debbie, jouée par Sandra Bullock. Debbie sort de prison ; elle a perdu ses connexions et a besoin de moi pour rassembler une équipe de braqueuses pour un hold-up spectacula­ire !

Verronsnou­s plus de femmes et de Noirs nommés aux Oscars ?

Vous êtes une passionnée d’art. Quelle influence cela a-t-il eu sur votre vie et votre métier ?

J’ai fait les Beaux-Arts à Melbourne et je me voyais devenir curatrice de musée ou restauratr­ice de tableaux. Et puis j’ai commencé à prendre des cours de théâtre.

Je me suis toujours dit que si ça ne marchait pas je retournera­is à ma première passion. Cela n’est pas arrivé, mais ma façon de penser reste très visuelle et, la plupart du temps, ma connexion à un scénario, à un personnage, me vient d’une image. D’une toile de Turner, par exemple, dont la texture me donne la sensation qu’il faut toucher ses couches de peinture pour pénétrer son travail. J’esquisse un personnage de la même façon.

Notre job de comédiens est de révéler les arts qui participen­t à la réalisatio­n d’un film, de nous fondre dans les lumières, le cadre, les costumes, la musique, les décors, les silences, paroles, parfums, perspectiv­es, effets… Les créateurs de grandes oeuvres font confiance à l’intelligen­ce et à la sensibilit­é du public. Ils ont la sublime conviction que les gens peuvent capturer les choses, être déstabilis­és comme eux, changer de point de vue et d’habitudes comme eux… Une oeuvre doit amener à se poser des questions et non nous dire ce que nous devons faire. L’art est aussi quelque chose que je partage avec mes enfants : l’aîné, en particulie­r, adore faire des bandes dessinées.

Que souhaitez-vous transmettr­e à vos enfants ? Et comment parvenezvo­us à tenir à la fois tous ces rôles ?

Je n’y parviens pas, je compose, comme beaucoup de femmes. Ma fille de 3 ans et ses frères ont besoin d’attention… Ainsi sont les enfants ! Je jongle. Mes quatre enfants ont grandi entre les coulisses d’un théâtre et un plateau de cinéma… Ils n’ont pas vu que le résultat final, le côté glamour, ils ont vu aussi le dur travail qui est derrière tout cela. Mon travail de maman consiste à leur montrer qu’on n’arrive à rien sans effort. Le risque, quand on est une star du cinéma, c’est d’exposer ses enfants à un monde irréel, obsédé par la célébrité, où on applaudit sans rien avoir compris de ce qui se cache derrière la création et qui est la source de tout. J’espère que les miens ont compris cela. Je ne dis pas que c’est toujours facile… Chaque fois que je leur dis « On va aller à la National Gallery ! », j’entends un choeur de « Nooooo ! », mais je n’abandonne pas… (Rires.) Mes enfants m’apprennent également beaucoup : mon fils de 16 ans m’a fait récemment découvrir « le Violent », un film extraordin­aire de Nicholas Ray, que je n’avais pas vu. Être parent, c’est une interactio­n : c’est extrêmemen­t important d’écouter les enfants, de regarder ce qu’ils nous montrent, parce que leur vision de la société, différente de la nôtre, est très intéressan­te.

Vous avez un style épuré, une élégance à la David Bowie, une façon de chorégraph­ier vos mains extraordin­aire. Qu’est-ce qui inspire votre look ?

J’adore la danse. Je suis inspirée par des images… Celle de Baryshniko­v, que j’ai eu la chance de voir sur scène à la fin de sa carrière. Il était magnifique dans son col roulé noir.

Il ne pouvait plus faire ses incroyable­s prouesses, mais il y avait une telle poésie, une intelligen­ce suraiguë dans sa gestuelle. Quant à Bowie, c’est un vrai compliment : je voudrais tant lui ressembler ! Ce que j’aime dans la mode, c’est la capacité d’approcher l’essentiel. Ma définition de l’élégance se résume à cela. Très peu de gens parviennen­t à « être ». Bowie en faisait partie : il jouait avec toutes sortes d’inspiratio­ns mais c’était toujours lui. J’aspire à cela. Selon mon humeur, je peux passer d’un sweat-shirt à une jupe fendue. J’aime marcher pieds nus, avoir un contact avec le sol, la terre… Et je peux aussi porter des talons de 12 centimètre­s comme aujourd’hui, parce qu’ils vous donnent une allure totalement différente, ondoyante, fatale… C’est périlleux de prendre de la hauteur. (Rires.) Courir juchée sur des hauts talons, c’est l’une des choses qu’on apprend quand on est comédienne. D’ailleurs, là, je dois courir : mon mari m’attend au Barbican Centre pour voir « Pericles ». Vous comprenez ? C’est ça, l’art d’une comédienne : se donner, comme je viens de le faire, et disparaîtr­e, en espérant avoir laissé une trace. Au revoir…

Ce que j’aime dans la mode : la capacité d’approcher l’essentiel

*« Ocean’s 8 », de Gary Ross, sortie le 13 juin.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France