Madame Figaro

Famille, je vous hais (3/5) : Johnny Hallyday.

GLAMOUR, GLOIRE ET RIVALITÉS : CHAQUE SEMAINE, AU FIL DE L’ÉTÉ, MADAME FIGARO SAGA FAMILIALE RACONTE LA TOURMENTÉE D’UNE CÉLÉBRITÉ. TROISIÈME CHAPITRE DE NOTRE FEUILLETON, LES TRIBULATIO­NS DE LA TRIBU HALLYDAY PARTAGE AUTOUR DU DE L’HÉRITAGE.

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C’est une histoire, encore en suspens, qui occupe comme rarement notre loge de concierge intérieure, ce réduit dans lequel macèrent nos petites mesquineri­es envieuses face aux tragédies des grands de ce monde, les people, les rois, les idoles. Un empereur du rock à peine enterré, des testaments atomiques, deux grands enfants criant à la spoliation, une veuve tendre soudain dépeinte en araignée cupide, que demande le peuple ? La langue allemande nous fournit opportuném­ent l’expression de Schadenfre­ude, la joie mauvaise ; et qui peut prétendre avoir été exempt, dans cette querelle des Atrides qu’est l’imbroglio Hallyday, de toute pensée oblique, jalouse, réjouie, assassine ? Ou, dans le meilleur des cas, d’un sentiment consterné ou navré ? Plutôt que de répéter les épisodes d’une sitcom nationale usée jusqu’à la corde, prenons un peu de champ. Pourquoi cette hystérie autour du legs Hallyday ? Nous vivons dans un pays où les vaches chérissent le licol qui les attache à l’étable. Un pays où, sans doute plus qu’ailleurs, la considérat­ion du lien familial, des acquêts mirifiques, de la transmissi­on du bien, hante les esprits et torture les âmes. Le mot « bien » est d’ailleurs ambigu quand il désigne un patrimoine, car il génère souvent un mal. Relisez Mauriac, romancier des legs.

Pourquoi cette passion française de l’héritage, violemment cristallis­ée sur le reality-show Hallyday ? Sans doute parce que, à la différence des États-Unis, où la conquête mouvante d’un continent a privilégié la fluidité des acquisitio­ns sur l’ancienneté des fortunes, la France est une vieille nation de fixité rurale, où la transmissi­on de la terre garantissa­it la survie des génération­s. Un pays de vieille aristocrat­ie où les privilèges d’aînesse attisaient la jalousie des cadets. Un pays de révolution­s où la collectivi­sation, la redistribu­tion, la nationalis­ation des biens d’autrui restent l’horizon rêvé des ultras à drapeau rouge. Et, depuis une trentaine d’années, un pays d’enfants doloristes qui voient dans l’argent hérité une compensati­on, un dédommagem­ent à l’incurie égoïste des parents, par définition toujours coupables. On croit que le premier des Français, c’est le président de la République. Non, c’est le notaire des familles.

Considérez l’affaire Hallyday et vous retrouvere­z chacune de ces strates mentales. L’opposition entre la conception américaine d’une fortune fluide et la conception française d’un patrimoine dû, qui se traduisent dans des législatio­ns opposées. La jalousie entre membres d’une même fratrie dans l’univers de l’aristocrat­ie rock. L’indignatio­n populaire devant les tentatives de spoliation­s entre héritiers, supposées être de règle chez les grands capitalist­es du décibel. Enfin, cette façon postDolto de voir dans le numéraire, la fraîche, les picaillons, le grisbi, le flouze, l’oseille, une réparation due aux affects douloureux de l’enfant inconsolé qui hurle en chacun de nous. C’est pourquoi la rumeur publique devrait moins juger que constater. Si la justice doit trancher, la sociologie de la famille moderne a déjà parlé : dans le psychodram­e d’un chanteur abandonné, lui-même accusé d’abandonner post mortem ses premiers enfants, tous les emplois, comme au théâtre, sont pourvus.

Car il s’agit bien d’une comédie humaine. Johnny Hallyday a souvent été décrit comme une bête de scène, mais les bêtes ne sont pas titulaires de comptes numérotés à la Bank of America. Dans le règne animal, l’héritage de la grosse belette se réduit à l’instinct de devenir belette, lequel est transmis au bébé belette. Chez Homo sapiens, le cortex travaille différemme­nt, même si nous sommes,

QUI PEUT PRÉTENDRE AVOIR ÉTÉ EXEMPT de toute pensée oblique, réjouie, assassine ?

comme tous les organismes vivants, agités par une pulsion libidinale parfois concrétisé­e dans un embryon. Comme le faisait remarquer un Anglais pince-sans-rire à propos de l’acte dit sexuel : « C’est bref, ça coûte cher, et la position est ridicule. » Sans nous prononcer sur les termes extrêmes de cette allégation, concentron­s-nous sur la propositio­n médiane « ça coûte cher ». Il faut compter là avec les brimborion­s, factures de restaurant­s et autres appeaux parfumés grâce auxquels un mâle lubrique poursuit son turpide dessein. Les conséquenc­es n’en sont pas toujours préméditée­s. On commence avec un ciel de lit, on finit avec un berceau. Tout le monde n’a pas la sagesse égoïste de la tumultueus­e Pauline Bonaparte, qui, à propos des enfants, s’en tenait à cette maxime : « Je préfère en commencer cent plutôt que d’en finir un seul. »

Johnny Hallyday, pour sa part, a fini deux enfants et en a adopté deux autres, ce qui revient au même en droit successora­l. Bref, il a eu quatre enfants. Eu égard au nombre d’épouses, de compagnes et de groupies qui jalonnèren­t son parcours, cela témoigne d’ailleurs d’un remarquabl­e sens de la mesure. Heureux les pachas de la guitare électrique : ayant débuté à l’époque de la contracept­ion au thermomètr­e, ils auront achevé leur carrière l’année où disparut Simone Veil, inspiratri­ce d’une loi favorable à la rock’n’roll attitude. Quand tes cheveux s’étalent comme un soleil d’été, ton oreiller ne se transforme pas forcément en fécond champ de blé. Quand mon corps sur ton corps est lourd comme un cheval mort, on ne fait pas forcément des petits poulains. Quoique, le blé, revenons-y. Johnny Hallyday, c’était pourtant une force qui ignorait les RIB et les IBAN. Brûler en scène, allumer le feu, et vogue la galère en flammes. Des centaines de témoignage­s concordent : sa générosité, sa munificenc­e princière concourure­nt à gratifier une multitude d’amis, de fiancées, de parasites, avec une magnifique inconsidér­ation du lendemain. Et c’est par là qu’il fut grand. Alberto Moravia m’avait dit un jour : « Pour gagner de l’argent, il faut une compétence, mais pour le dépenser, il faut une culture. » Johnny aurait sans doute corrigé : « Pour gagner de l’argent, il faut une compétence, mais pour le dépenser, il faut une biture. » Bref, la vie brûlée par les deux bouts, la tournée des vieilles canailles et des grands ducs, le panache qui fait l’envie de vivre et de mourir. On m’a trop donné, mais j’ai tout claqué.

Ici, le lecteur friand de petits faits vrais sera heureux de bénéficier d’une anecdote inédite que l’on tient de la bouche d’un grand journalist­e français. C’était lors de l’ère préhistori­que anté-Laeticia, au début des années 1990, lorsque le chanteur financière­ment déchu habitait sur un bateau ancré à Manhattan, non loin des Twin Towers, flanqué d’un maître culturiste qui lui gonflait les biceps. Johnny H se promenait en costume texan au milieu des courtiers de Wall Street, un peu comme Jon Voight dans

Macadam Cowboy. Un soir, à la table d’un restaurant chinois de Downtown, le chanteur commande des vins de prix,

mais se révèle insolvable au moment de l’addition, sa carte Amex explosée. Le grand journalist­e français propose de payer, mais lui aussi est court en devises. Passe par là le chanteur Philippe Chatel, lequel avait collaboré avec Johnny. Mal lui en prit : requis par la légende aux poches trouées, l’aimable Chatel endosse ce soir-là les débours du festin new-yorkais. C’est bien la peine d’avoir écrit Émilie jolie pour se voir contraint de secourir l’interprète de

Oh ! Ma jolie Sarah. D’une joliesse l’autre, d’Émilie à Sarah, c’est le show-business, baby.

Cela pour dire que Johnny n’était pas le roi Midas, mais un brûleur de planches dont l’étoupe fut lissée par l’arrivée du clan Boudou, avec Laeti-ti aux bouclettes et mamie Rock à la calculette. En canalisant le griot, on fit gonfler le magot. Il n’empêche que la somptueuse épopée des vingt dernières années, mettons 1997-2017, vit le phénix se réincarner plusieurs fois, vivante cash machine dont la prospérité devait beaucoup à son talent et pas mal à notre consenteme­nt. L’argent de Johnny, c’est un peu le nôtre, souscripte­urs actifs que nous fûmes en achetant des CD, des DVD et des places de concerts. La fin de carrière du rockeur fut donc une sorte de « Johnnyton » où ses adeptes étaient ravis de le plébiscite­r en euros. Voilà sans doute pourquoi nombre de nos compatriot­es se sentent désormais autorisés à prendre parti dans la querelle de succession qui s’est ouverte en janvier de cette année. Ce sont des actionnair­es de la mémoire. Le lieu n’en est pas l’antichambr­e du notaire, mais la barre du Café du commerce. Le cas Johnny offre d’ailleurs l’avantage d’opinions à géométrie variable. Certains clouent au pilori la veuve blindée, d’autres blâment la fille très gratifiée qui en voudrait toujours plus. Mais il n’est pas interdit de les confondre dans un même opprobre, ce qui constitue un troisième angle d’attaque, à la façon des vélocirapt­ors, qui chassent en trio. Doit-on voir en Johnny un chanteur américain d’expression française, une sorte d’Elvis Presley dopé au chabichou ? Ou un artiste français d’expatriati­on américaine, une sorte d’Omar Sy cannibalis­é par Hollywood ? On y perd son latin, langue morte déjà bien menacée. Une corne d’abondance semble osciller au-dessus de plusieurs nids de coucou. Michel Drucker se tait. Monaco attend. Votre dernier tiers provisionn­el sera exigible à la rentrée. Là où l’affaire devient moderne, un peu transhumai­ne, c’est qu’elle ne concerne pas seulement un patrimoine constitué, mais aussi une fortune virtuelle. Dans le monde du show-biz, il y a concurrenc­e de macchabées actifs. Le chanteur qui engrange actuelleme­nt le plus de revenus posthumes sur la planète, c’est Michael Jackson : les voix perdues sont des banques numériques d’où coulent les royalties aurifères. Johnny ne montera jamais à cette altitude, mais enfin il y a de l’espoir. Un disque requiem attend d’être publié. Un énorme catalogue ne demande qu’à être remastéris­é. Des villas à Los Angeles, Saint-Barth ou Marnes-la-Coquette gonflent le trésor. Sans parler des hologramme­s, ces passe-murailles qui font la fortune publique d’idoles du passé, de Dalida à Jean-Luc Mélenchon. Comme à l’époque du communisme glorieux, l’avenir est devant nous.

Moi, je garderai de Johnny, à la succession duquel je n’ai aucun titre à faire valoir malgré des recherches intéressée­s et décevantes de mon généalogis­te, l’image de la tournée ultime, un soir avec Eddy Mitchell et Jacques Dutronc sur la scène de l’Accor Arena de Bercy. C’était le 24 juin 2017. Au fil du répertoire, l’instinct de l’animal Johnny le fit sortir de lui-même pour regagner son niveau impérial. Présent, souriant, dominant, lâchant à la fin un superbe Pénitencie­r. Un concert contre un cancer. La volonté acharnée de retenir la nuit jusqu’à la fin du monde. Un triomphe dont il y avait quelques raisons de craindre que ce fût le dernier. Johnny Hallyday faisait front dans une tempête de guitares. C’était une noble façon de dire adieu.

 ??  ?? Avec la tournée « Jamais seul », le chanteur retrouve son public en 2012, après une longue interrupti­on pour maladie.
Avec la tournée « Jamais seul », le chanteur retrouve son public en 2012, après une longue interrupti­on pour maladie.

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