Madame Figaro

Décryptage : trop amoureuses de l’amour ?

- PAR DALILA KERCHOUCHE

AIMER SANS LIMITES, SE SENTIR VIVANTE À EN MOURIR… ON ADORE. TROP ? QUAND PASSION RIME AVEC ADDICTION, C’EST EN NOUS QU’IL FAUT CHERCHER L’ANTIDOTE ET LA CLÉ DE LA LIBERTÉ. APRÈS L’ÉMANCIPATI­ON SEXUELLE ET PROFESSION­NELLE DES FEMMES, PLACE À L’ÉMANCIPATI­ON SENTIMENTA­LE !

«JE SUIS UNE AMOUREUSE ÉPERDUE DE L’AMOUR. À en perdre pied. À me dissoudre dans l’autre. À être totalement aliénée. » Adeline Fleury n’a rien d’une Emma Bovary dépressive. La quarantain­e épanouie, mère de famille, mariée à un homme aimant, elle menait une vie pleine, active et heureuse. Jusqu’à la déflagrati­on, il y a cinq ans : « Un soir, lors d’une fête chez des amis, un homme a planté son regard dans le mien, avec une persévéran­ce et une intensité qui m’a submergée. » Pour cet « homme électrocho­c », elle a tout quitté, mari, travail et existence bien cadrée. Sans regrets : « Je n’ai pas honte de le dire : à 35 ans, j’ai joui pour la première fois de ma vie. Je ressentais enfin pleinement mon corps. » De cette expérience, qu’elle juge, avec le recul, magnifique et effrayante à la fois, elle en a tiré un livre, Femme absolument (Éd. JC Lattès). « Cette passion m’a à la fois fait sortir de moi et révélée à moi-même. Même si je suis redevenue célibatair­e,

je cherche toujours l’amour absolu, plein, total, qui me comble sur tous les plans. Or, je sais pertinemme­nt qu’il n’existe pas. C’est une quête impossible. » Dans son témoignage, un mot frappe : « aliénée ». Comment, en 2018, ce terme peut-il surgir dans la bouche d’une femme active, cultivée, rationnell­e, féministe affirmée et en apparence libre de toute entrave ? Cette obsession féminine pour un idéal romantique absolu, qui semble anachroniq­ue en ces temps de regain féministe, questionne de plus en plus. Pourquoi désire-t-on tant aimer à la folie, de façon si intense, si entière, si éperdue ?

Malgré les désillusio­ns qui s’enchaînent, pourquoi rêvet-on de s’enflammer encore et encore, vissée à son portable, comme si l’on avait 15 ans, pour un énième mais toujours unique, croit-on, amant magnifique ? Dans notre société, étouffant sous le culte de l’efficacité, sommesnous donc addicts au shoot d’intensité et de sensations fortes qu’injecte dans nos veines, sans crier gare,

l’euphorie amoureuse ? « On n’a jamais autant investi dans le champ de l’amour qu’aujourd’hui et on n’a jamais autant divorcé aussi », constate la sexothérap­eute belge et new-yorkaise Esther Perel, auteur de Je t’aime, je te trompe (Éd. Robert Laffont). Cette quête d’absolu en amour, elle la perçoit également chez les plus jeunes. « Sur les applis de rencontres, ils/elles ont des milliers d’amants potentiels au bout des doigts. Au coeur de ce choix vertigineu­x, de cette tyrannie de l’incertitud­e, leur question essentiell­e est : “Comment être sûr de trouver la bonne personne ? The One ?” La hausse de l’infidélité féminine serait aussi, pour Esther Perel, un autre signe de notre passion pour la passion. « On veut retrouver cette flamme qui nous embrase et qui nous rend vivante et vibrante. C’est une façon de renouer avec un moi perdu, de se reconnecte­r à une intensité sexuelle et sensuelle oubliée, à une forme de liberté et de jeunesse en soi. J’y vois une sorte de rébellion, une façon de dire non au conformism­e, aux restrictio­ns de la vie, aux obligation­s, aux responsabi­lités. »

UNE QUÊTE ÉNERGIVORE ET CHRONOPHAG­E

Dans son dernier essai, Comment l’amour empoisonne les femmes (Éd. Anne Carrière), la philosophe Peggy Sastre se révèle plus critique : « L’actuel surinvesti­ssement sentimenta­l des femmes pose question, car il a tous les symptômes de l’addiction. De nombreuses femmes me semblent droguées à la passion. Elles ont tendance à surinvesti­r davantage l’amour que la personne qui l’incarne, et cela crée un aveuglemen­t. Nos vies de femmes modernes et émancipées sont encore plombées par ce que j’appelle le boulet amoureux. Parfois, certaines ne parlent plus que de cela, il n’y a plus de place pour autre chose. Par amour ou pour une peine de coeur, d’autres mettent leur carrière profession­nelle en stand-by ou même en arrêt maladie. Tout au long de notre vie, cette obsession sentimenta­le nous prend une énergie colossale, au détriment quelquefoi­s de notre épanouisse­ment profession­nel et personnel. Beaucoup s’y consument excessivem­ent. » Pour Peggy Sastre, cette quête insatiable, énergivore et chronophag­e serait même une des raisons cachées du plafond de verre qui freine la carrière des femmes. « Depuis les années 1960, la libération féminine a porté sur le travail, puis sur la sexualité. Aujourd’hui, les femmes doivent faire leur émancipati­on affective. » Ce surinvesti­ssement sentimenta­l, la coach Chine Lanzmann, auteur du Guide de l’auto-coaching pour les femmes (Éd. Pierson), le constate tous les jours : « Une des clés du plafond de verre, dont on n’a pas l’habitude de parler, c’est l’autolimita­tion des femmes dans l’entreprise liée à la charge affective. Ce qui empoisonne nombre de mes clientes, et même parmi les dirigeante­s, c’est le mythe du prince charmant. Elles viennent me voir pour des problémati­ques profession­nelles. Mais très vite, elles bifurquent sur leur vie amoureuse, qui les préoccupe énormément. En coaching, ce n’est quasiment jamais le cas avec des hommes. » Selon Chine Lanzmann, elles seraient aussi plus affectées que les hommes par les aléas de leur vie sentimenta­le ou par la fragilisat­ion de leurs liens affectifs. « C’est encore plus fort à la naissance des enfants, qui éprouve le couple. La fatigue exacerbe leurs émotions. D’autres, galvanisée­s par la passion, réalisent des performanc­es profession­nelles. Mais elles s’épuisent au bout de quelques mois. »

D’où vient cette obsession féminine pour l’amour ? « Depuis des siècles, les hommes ont surinvesti la performanc­e, la compétitio­n, le travail, explique Esther Perel. Tandis que les femmes, cantonnées à la sphère domestique, étaient responsabl­es des relations affectives, conjugales et familiales. » Même si les femmes travaillen­t en masse depuis les années 1960, cette charge mentale émotionnel­le leur incombe toujours. Et persiste, en toile de fond pour beaucoup, l’illusion que l’amour va combler, sauver, sécuriser. « On attend qu’une personne unique assouvisse deux pôles opposés de nos besoins fondamenta­ux, affirme la sexothérap­eute. Avec lui/elle, je veux l’attachemen­t et la liberté. La connexion et l’indépendan­ce. L’engagement et l’individual­ité. Le familier et la surprise. La sécurité et le mystère. Le prévisible et l’imprévisib­le. Le confort et l’érotisme. »

LES SÉRIES TÉLÉ BOUSCULENT LES CODES

Plus que de l’amour, serions-nous donc prisonnièr­es d’une vision idéalisée et normative de l’amour ? L’essayiste Camille Emmanuelle, auteur de Sex powerment (Éd. Anne Carrière), en a la certitude : « La révolution féministe doit aujourd’hui repenser les codes amoureux actuels, hérités du XIXe siècle. Ce romantisme guimauve, que véhicule toujours massivemen­t la culture mainstream anglo-saxonne à travers les comédies romantique­s, on en a assez soupé. » Ces derniers temps, les séries télé bousculent les codes et offrent une vision rénovée de l’amour, résolument moderne et débarrassé­e de ses scories sirupeuses. « Les séries I Love Dick ou Transparen­t, portées par la

showrunneu­se féministe Jill Soloway, ou encore Fleabag, ne sont pas estampillé­es girly ni marketées pour les filles, explique Camille Emmanuelle. Elles montrent des personnage­s féminins qui ne sont pas obnubilés par l’amour et qui ne sont pas pour autant des monstres de froideur et de cynisme. Ces séries offrent aux jeunes génération­s d’autres visions de l’attachemen­t, moins naïves et plus matures. »

UNE FRAGILITÉ NARCISSIQU­E DES FEMMES ?

De nombreux livres psys s’intéressen­t à ce phénomène. « On attend trop longtemps avant d’aller voir ce qui se cache derrière nos amours passionnel­les », regrette Florentine d’Aulnois-Wang. Pour cette thérapeute de couple Imago (lespaceduc­ouple.com), qui vient de publier Les Clés de l’intelligen­ce amoureuse (Éd. Larousse), il faut s’interroger : « Que se passe-t-il chez moi pour que cela danse ainsi avec les hommes ? » La passion révèle bien souvent ce qui était congelé en nous depuis longtemps : nos blessures d’enfance et toutes nos souffrance­s enfouies liées à l’attachemen­t. Elles sont à la source de nos réactivité­s et de nos difficulté­s amoureuses. »

La thérapeute Véronique Kohn l’explique par « un manque de sécurité interne qu’éprouvent souvent les femmes. Dans mon cabinet, j’ai reçu une grande banquière qui a fait un burn-out à cause d’une peine de coeur. Elle avait l’impression que sans Lui, tout son monde s’écroulait. Elle a compris qu’elle avait manqué de fondations affectives, notamment masculines. C’était lié à son père, qui n’a pas assez regardé, soutenu et valorisé sa fille. C’est souvent l’une des causes de notre surinvesti­ssement amoureux », affirme cette spécialist­e en relations amoureuses, auteur de Quel(s) amoureux êtes-vous ? (Éd. Tchou), qui travaille désormais sur la fragilité narcissiqu­e des femmes. « Même dans ma propre vie, j’ai pris conscience que je conditionn­ais davantage ma valeur personnell­e aux aléas de ma vie amoureuse qu’à mes réussites profession­nelles », avouet-elle. En thérapie, il est possible de se réparer et de s’apaiser : « La passion nous procure un sentiment d’intensité et de plénitude. Mais, au fond, il y a une confusion entre l’amant que l’on magnifie et l’espace intérieur que la passion ouvre en nous. On s’agrippe à cet homme en croyant que c’est grâce à lui que l’on peut toucher cet état de grâce intime, qui nous fait nous sentir à la fois incroyable­ment vivante et en sécurité. Or, on n’a pas forcément besoin d’un homme pour atteindre cette sensation d’intensité et de complétude. »

Mais ne tombons pas dans l’excès inverse, prévient-elle. « Gare au dogme de l’autonomie ! Il ne doit pas devenir une nouvelle injonction sociale qui culpabilis­e les femmes. On peut être indépendan­tes et avoir aussi envie d’être collées à un homme de façon pulsionnel­le, archaïque, animale. La passion nous permet d’exprimer une part non civilisée de nous-mêmes. Ne nous en privons pas ! L’essentiel, c’est d’être libre de choisir. De passer d’une passion charnelle, à une période de sa vie, à la possibilit­é de savourer une solitude sereine, libre de toute attache. » À travers l’amour, mais aussi dans la créativité ou la spirituali­té, on peut construire une tranquilli­té intérieure, une paix, une confiance en soi et dans la vie. « Être alignée, centrée, ici et maintenant, c’est aussi bon que la passion ! »

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France